Réseaux philanthropinistes et pédagogie au 18e siècle – CHALMEL (CC)

CHALMEL, Loïc. Réseaux philanthropinistes et pédagogie au 18e siècle. Berne: Peter Lang, « Exploration. Education: Histoire et pensée », 2004. 270 p. Resenha de: BUGNARD, Pierre-Philippe. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.4, p.305-307, 2004.

On ne s’est plus guère avisé, depuis Ferdinand Buisson et son célèbre dictionnaire de 1911, de l’importance des réseaux, quasi européens, qui des établissements d’éducation philanthropinistes aux Loges maçonniques, en passant par un associationnisme intellectuel et privé actif, diffusent et appliquent les plans d’études modernes en gestation entre Comenius et Rousseau.

Alliant analyses comparatives et traitement de sources, l’ouvrage démarre sur un récit: le déroulement d’un examen public en 1776 organisé au Philanthropinum de Dessau (Anhalt). Il s’agit de démontrer l’efficacité de la méthode philantropiniste issue de la théorie éducative de Basedow dont la genèse et la diffusion constituent un des objets centraux de cette passionnante étude. L’examen débouche d’ailleurs sur un concert de louanges. Les visiteurs ébahis s’aperçoivent qu’en classe hétérogène des enfants de 7 ou 8 ans instruits depuis une année et demie peuvent parler couramment français et latin! Tel est le résultat d’une vision pédagogique qui conditionne la progression des apprentissages par une formation des maîtres de qualité. Les maîtres reçoivent d’ailleurs du prince de Anhalt le titre de professeur… mais pas les moyens financiers qu’ils escomptaient de leur démonstration. Performante, la pédagogie ne peut guère espérer plus qu’un éloge et c’est sans doute ce qui fait qu’elle peine à le rester sans discontinuer.

Alors, d’où vient une méthode aux résultats apparemment si probants? Loïc Chalmel, professeur des Universités et fondateur du Conseil scientifique du musée Oberlin de Waldersbach en Alsace, fait justement l’histoire pionnière d’une modernité pédagogique qu’il circonscrit au « couloir rhénan » tout au long duquel se croisent au XVIIIe siècle reliquats d’humanisme, lumières et Aufklärung, piétismes, rationalisme critique ou mysticisme irrationnel, Sturm und Drang et romantisme… au nom d’une « Réforme » susceptible de conduire à la Révolution. Quatre jeunes maîtres, regroupés autour de Basedow à Dessau, dans ce qui deviendra le Philanthropinum, décident de consacrer leur vie à mettre en valeur le capital hérité de Rousseau. Ils feront bien plus que cela. En alliant théologie et pédagogie, ils raniment la flamme de la didactique en rejetant la religion révélée au profit d’une religion naturelle (ce qui entraîne d’aborder l’environnement de façon empirique) et en proposant un apprentissage des langues en immersion et en interdisciplinarité (ce qui conduit à faire d’élèves compris partout les prosélytes d’un homme nouveau: religieux et philanthrope. D’ailleurs est-ce dissociable?).

L’expérience conduite par le grison Planta, présentée au cœur de l’ouvrage, est à ce titre symptomatique: examiner méthodiquement les vérités divines afin d’éradiquer la superstition, enseigner les langues anciennes et modernes en formant des classes cosmopolites, éduquer à la citoyenneté (pour reprendre l’étiquette d’un concept actuel) en instituant l’école en République dont les discours et la justice sont rédigés et rendue en quatre langues par les élèves, réaliser des collections qui permettent d’utiliser les langues, cultiver le chant populaire éducatif ou pratiquer les exercices physiques… tout concourt dans le séminaire de Haldenstein à expérimenter les préceptes de l’Emile et à constituer un espace pionnier des principes philanthropinistes.

Sinon, impossible de faire état de toutes les influences qui ont concouru au modelage de la méthode recherchant l’harmonie entre les formations de l’esprit, du corps et du cœur, modernité qui sera d’ailleurs aussi celle de Pestalozzi. Chalmel souligne à juste titre que la méthode illustre des « nouveautés » souvent attribuées à l’éducation nouvelle: éducation à la citoyenneté et à l’environnement, éveil de l’intérêt de l’enfant au monde et à la nature, apprentissage précoce des langues vivantes, utilisation des médias (l’image en tant que substitut à toute réalité hors de portée visuelle de la classe), correspondance scolaire, développement des habiletés manuelles et artistiques… Mais n’est-ce pas déjà un programme que n’aurait pas même renié un Mathurin Cordier, le maître de Calvin? Finalement, la méthode philanthropiniste, centrée sur des élèves enseignés par des maîtres ouverts à l’articulation théorie-pratique, ne réalise-t-elle pas l’utopie intemporelle de cosmopolitisme moral, intellectuel et pratique? L’échec politique du mouvement (l’Ecole Normale de l’An III préférera abreuver les futurs instituteurs de la Nation de pensées savantes plutôt que de les former au modèle philanthropiniste du compagnonnage) ne doit pas occulter les réussites pédagogiques que le mouvement enregistre au-delà même du couloir rhénan et la flamme des pédagogies naturelles qu’il transmet ainsi jusqu’à l’éducation nouvelle.

Pierre-Philippe Bugnard – Universités de Fribourg et Neuchâtel.

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