La transmission de l’histoire – MESSMER (CC)

MESSMER, Kur. La transmission de l’histoire. Irène Hermann ; Jonas Römer (Hg.), vol. 32, 2/2004, pp. 130-138. Resenha de: BUGNARD, Pierre-Philippe. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.4, p.300-303, 2004.

Dans la dernière livraison de Traverse consacrée à la transmission de l’histoire (voir la table des matières ci-dessous), Kurt Messmer, didacticien de l’histoire au « Pädagogisches Zentrum » de Lucerne, propose une très intéressante réflexion sur ce qu’il appelle un Röstigraben de la didactique de l’histoire… qui n’aurait en fait aucune raison d’exister.

Je résume d’abord l’article de façon très libre. La Suisse alémanique compte essentiellement sur son grand frère du nord, non seulement pour ses manuels d’histoire du secondaire II mais aussi pour ses quatre revues de didactique de l’histoire. Le problème c’est que dans les revues allemandes, en ce qui concerne l’histoire helvétique, il n’est fait allusion qu’à des questions secondaires. Dès lors, la seule révolution libérale qui n’est pas traitée dans les cahiers spéciaux de l’année anniversaire 1998 par exemple, c’est celle de l’Etat fédéral de 1848 ! La faute en incombe aux historiens et didacticiens suisses, tant de la partie alémanique que de la partie latine. Car il existe bien un Röstigraben de la didactique de l’histoire. L’exemple le plus flagrant est celui du canton de Fribourg qui cultive deux concepts, un pour chacune de ses parties linguistiques, la partie alémanique travaillant de concert avec les six cantons du Sonderbund emmenés par Lucerne, césure qui justement remonte, encore une fois, à 1848 (1845). Pourtant, de chaque côté de la Sarine, par-dessus ce fossé, on reste uni. La Suisse des enseignants d’histoire est bien coupée en deux, sans compter une sorte de Chiantigraben avec la Suisse italophone ! Or depuis bientôt trente ans se tiennent autour d’un Bodenseekreis des Journées de didactique de l’histoire avec une orientation internationale mais suivies presque exclusivement par des participants en provenance des régions d’expression allemande de l’Europe. Et si l’on sonde la production courante de didactique de l’histoire en Allemagne, on s’apercevra que les travaux issus de la sphère d’expression française y sont ignorés. Kurt Messmer ne cherche en aucune manière à jeter la pierre aux autres et se remet aussi en question. Il voit cependant un nouvel exemple de l’érection de la frontière des langues en barrière dans la création du Cartable de Clio, traduit en un joli « Der Schulsack der Frau Clio », revue au sein de laquelle pratiquement tout est axé sur des contributions en français ou traduites de l’italien.

Au sein du relativement mauvais classement de la Suisse dans le domaine de l’éducation à la citoyenneté en comparaison internationale, les régions française et italienne fournissent de meilleurs scores que la partie allemande, et la vente des premiers tomes du DHS marche mieux en Suisse romande qu’en Suisse allemande. Qui s’étonnera dès lors qu’une revue comme Le Cartable de Clio démarre en Romandie? La revue est animée par un bureau de quatre historiens didacticiens et elle bénéficie d’un réseau international de correspondants mais dont aucun ne provient des mondes germanique ou anglo-saxon.

Et ce qui frappe particulièrement Kurt Messmer, c’est l’appel de la revue aux historiens universitaires pour qu’ils se préoccupent des usages publics de l’histoire et de la transmission de la discipline, notamment dans l’enseignement, sachant que s’il y a une nouvelle éducation et une nouvelle histoire, une nouvelle didactique de l’histoire peine à émerger. Justement, bien des historiens se sentent plus que jamais sollicités pour descendre de la tour d’ivoire des recherches savantes et apporter leur contribution à la compréhension du passé jusque dans la société, rappelle Messmer. Les sciences historiques ne se dénigreraient nullement en poursuivant une telle finalité. Ce serait plutôt une occasion de démontrer leur efficacité, en toute indépendance.

Suit la présentation des sept rubriques de la revue, ainsi que de l’approche compréhensive et structurelle en neuf propositions affichées dans le numéro 1, une approche jugée en phase avec celle préconisée également dans l’espace allemand, approche que revendiquait d’ailleurs déjà le didacticien allemand Ebeling… en 1965 (pour le primaire?) ! Dans le monde germanique, on parle maintenant de deux compétences clés. Celle de la reconstruction: à partir des matériaux bruts et en usant de méthodes de travail spécifiques à l’histoire, les élèves peuvent se mettre à donner sens à une histoire qu’ils construisent en autonomie. Inversement, par une déconstruction à partir d’une histoire rationnelle, les élèves peuvent développer leur capacité à l’analyse, une capacité à la déconstruction d’autant plus précieuse que, une fois leur cursus scolaire achevé, ils n’auront plus d’autre alternative que d’être confrontés à une histoire « finie ». La rédaction du Cartable de Clio a donc opté, poursuit Messmer, pour une approche recouvrant les deux conceptions. Ainsi, permettre aux élèves d’entrer dans les grandes questions à différents niveaux, selon la formulation du Cartable de Clio, recoupe tout à fait les préoccupations du projet international de recherche FUER Geschichtsbewusstsein (Förderung und Entwicklung von reflektiertem und -selbst-reflexivem Geschichtsbewusstsein).

Et Kurt Messmer de se réjouir que les principes affichés par Le cartable soient ensuite réellement transposés. En particulier dans la livraison de 2002 avec cinq contributions jugées « stimulantes », dont un exemple particulièrement « convaincant » pour l’approche de déconstruction, en ce sens qu’il fournit aux élèves les versions contrastées en provenance des sept collections suisses de manuels d’histoire (donc y compris alémaniques) sur la question des relations de la Suisse avec le IIIe Reich durant le Second conflit mondial. Mais la formule d’une nouvelle histoire enseignée n’est-elle pas dépassée? Certains historiens sont devenus prudents avec l’acception « nouvelle » qu’ils associent au mouvement de 68 (en fait, la nouvelle histoire, pour l’école française, remonte au moins aux années 1940). Messmer présente alors les caractéristiques d’une histoire enseignée plus concrète et plus globale, à l’occasion d’un tournant sans doute moins marquant que celui des années 1970 mais qui se laisse maîtriser. « Chapeau » au Cartable de Clio, conclut Kurt Messmer, qui constate que les questions de didactique se posent finalement de la même manière de chaque côté du Röstigraben et qu’en fait les Suisses latine et alémanique poursuivent des buts analogues. Et de lancer en français un appel à la coopération du Léman au Bodensee et de Bâle à Lugano! L’article mérite un prolongement.

L’analyse de Kurt Messmer réjouira les enseignants romands et tessinois. L’hommage qu’il rend au Cartable en montrant que l’initiative d’une revue de didactique de l’histoire en Suisse revient aux Latins sera apprécié à sa juste valeur. Nous nous rendons compte à notre tour combien nous fonctionnons, à notre façon, de la même manière… sans le savoir. La Romandie aussi est tournée vers son grand frère (de l’ouest) qui lui fournit pour le secondaire II les manuels qu’elle ne produit pas et qui lui propose les revues de didactique de l’histoire qu’elle ne… rédigeait pas, tout comme l’Allemagne pour la Suisse alémanique. A cela près que la France ne produit qu’une seule revue de didactique de l’histoire (celle, prolixe, de la puissante association des professeurs d’Histoire-Géographie, mais qui est plutôt une revue d’histoire tout court), si l’on fait exception des nombreuses publications spécifiques des centres de recherche en didactique rattachés aux IUFM ou à l’INRP. Et il en va de même pour la Suisse italienne.

En ce qui concerne le Bodenseekreis également, les didacticiens de la Suisse française participent aux Journées d’histoire de Blois (où Le cartable de Clio tient un stand et un forum), ainsi qu’aux Journées françaises des didactiques de l’Histoire-Géograhie. Des terreaux précieux pour la réflexion disciplinaire ou didactique, journées auxquelles les participants affluent quasi exclusivement de la francophonie.

En fait, si le Cartable a lancé l’idée d’une nouvelle didactique de l’histoire, c’est bien parce qu’à l’origine, la revue dépendant d’un groupe d’étude des didactiques de l’histoire affilié au WBZ/CPS de Lucerne, donc centré sur le secondaire II, il apparaissait assez clairement que dans les établissements préparant à la maturité, la didactique avait relativement moins renouvelé les pratiques qu’aux autres niveaux d’enseignement.

Finalement, les premiers contacts noués avec le groupe alémanique de didactique de l’histoire du WBZ, en particulier avec sa présidente actuelle, Christiane Derrer de Zurich, les articles consacrés par le Cartable aux manuels alémaniques, comme l’a souligné Kurt Messmer, au lancement du concours suisse d’histoire « Historia» ou à l’enseignement comparé entre gymnase hessois et lycée français, montrent un Röstigraben dépassé en ce qui concerne les points de vue entre régions culturelles. Pour autant, cela signifie-t-il que les cultures d’enseignement de l’histoire fonctionnent à l’identique? Pour en savoir plus, il faudrait répondre à l’appel de coopération lancé par Kurt Messmer, ouvrir Le cartable de Clio, et aussi peut-être « ein alemannischen Schulsack der Frau Clio », aux contributions des pays anglo-saxons. Avec le risque de produire une revue dont l’ancrage régional ne constituerait plus un caractère, voire une richesse.

Pierre-Philippe Bugnard – Universités de Fribourg et Neuchâtel.

Traverse, table du volume 32

Schwerpunkt

Roger Sablonier: Schweizergeschichte: ein Sonderfall?

Charles Heimberg: Comment communiquer l’histoire, la transmettre et la faire construire à l’école?

Interview mit Heinz Horat (von Jonas Römer): Vermittlung durch Inszenierung. Das historische Museum als «Depot » und Schauspieler als «Lagerführer »

Jeanne Pont, Irène Herrmann, Jonas Römer: Quand l’histoire s’expose. Transmission et mise en scène du passé dans les musées d’arts et d’histoire genevois

Evgenija Kolomenskaja: Russie: Un présent aux passés pluriels

Irène Herrmann: L’histoire entre Eltsine et Poutine. La vision du passé dans le discours politique russe

Boriana Panayotova: Les limites des transformations possibles au récit scolaire d’histoire nationale en Bulgarie

Frédéric Demers: Fiction sérielle et conscience historique dans le Québec d’aujourd’hui

Gerald Munier: Geschichte im Comic. Können ernsthafte historische Themen auch in Form von Bildergeschichten behandelt werden?

Debatte:

Peter Kamber: Hitler als «Charismatiker »? «Zweiter Dreissigjähriger Krieg? » Zur Kritik an Hans Ulrich Wehlers «Deutscher Gesellschaftsgeschichte »

Kurt Messmer:  Der geschichtsdidaktische Röstigraben. Anmerkungen aus der Deutschschweiz zur Westschweizer Revue «Le cartable de Clio »

Acessar publicação original

[IF]

De la recherche à l’enseignement: penser le social (CC)

De la recherche à l’enseignement: penser le social, n° hors série d’Histoire & Sociétés. Revue européenne d’histoire sociale, Paris, Alternatives Economiques, 2004, 80p. Resenha de: OPÉRIOL, Valérie. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.4, p.299-300, 2004.

C’est à la présence de l’histoire sociale dans l’enseignement secondaire qu’est consacré ce numéro spécial de la revue Histoire & Sociétés. Il réunit diverses contributions d’historiens et de didacticiens issues d’une journée d’études sur L’histoire sociale dans l’enseignement secondaire en Europe, tenue lors des Rendez-vous de l’Histoire de Blois en octobre 2003: Michel Pigenet, L’histoire sociale en question ; perspectives et enjeux Patrick Garcia, Historiographie et enseignement de l’histoire Christiane Kohser-Spohn, Histoire sociale et enseignement scolaire de l’histoire en Allemagne Paolo Giovannini, Sociologie et histoire: quelles convergences aujourd’hui? Laurent Albaret, La place de l’histoire sociale dans l’enseignement de l’histoire médiévale Marc Deleplace, Nouveau programme, nouvelle lecture de l’« ère des révolutions»? Rafael Valls, L’histoire sociale dans les manuels d’enseignement secondaire en Espagne Charles Heimberg, L’apprentissage du lien social et des solidarités.

Les articles s’adressent aux enseignants et abordent des sujets à l’échelle européenne. Analysant les instructions officielles, les programmes et les manuels scolaires – ce qui, soit dit en passant, ne reflète peut-être pas ce qui se passe réellement dans les classes et devrait être complété par des enquêtes sur le terrain –, ils montrent que l’histoire sociale est en perte de vitesse dans l’enseignement, au profit des domaines politique et culturel. Convaincus que l’approche sociale de l’histoire, la connaissance de l’organisation des sociétés, des rapports de pouvoir et des combats des individus et des groupes contribue au développement de l’esprit critique et à la formation citoyenne des élèves, ils tentent de comprendre pourquoi les cours d’histoire la réduisent à la portion congrue. Ils interrogent notamment les liens et la distance entre la recherche scientifique et l’école, puisque l’histoire a toujours eu vocation à être enseignée, comme l’explique l’un des articles.

En France, dans l’enseignement de l’histoire médiévale une large place est encore et toujours accordée au récit politique, aux grands hommes et aux événements, en complet décalage avec l’historiographie, qui a vu se développer dès les années 1970 une approche sociale variée, avec des objets d’étude comme la vie quotidienne, la parenté, la sexualité, la marginalité, les femmes,… Pour l’époque moderne en revanche, c’est plus en répercussion avec la recherche, orientée vers un renouvellement de l’approche politique, que la part de l’histoire sociale est minorée dans l’enseignement, comme le montre l’exemple de la Révolution française, que l’on expliquait il y a 20 ans par la montée de la bourgeoisie, alors qu’on invoque aujourd’hui l’affirmation du modèle politique de la démocratie libérale.

En Espagne et en Allemagne, la situation est différente. Depuis une trentaine d’années, même si le politique reste prédominant, l’histoire sociale s’est accrue dans les manuels – surtout pour l’Antiquité et le Moyen Age et moins pour l’époque contemporaine – et les contenus de l’enseignement se sont diversifiés. Mais cette évolution réjouissante a connu en Espagne un brusque revirement à la fin des années 1990: sous la pression du parti conservateur ont été édictés de nouveaux programmes, revenant à des contenus plus rigides, basés sur la chronologie, les faits et les grands personnages historiques, avec une diminution de l’histoire contemporaine. Le risque de ce genre de retour en arrière s’explique notamment par le grand écart inconfortable que doivent accomplir les maîtres entre d’une part leur formation académique, plutôt traditionnelle et privilégiant le politique, domaine où ils se sentent les plus sûrs et qui leur confère davantage de prestigie puisque les élèves y sont les moins compétents, et d’autre part les innovations pédagogiques. La discipline doit donc s’émanciper des conceptions traditionnelles si elle veut trouver tout son sens, qui est de contribuer « à relativiser la nature des valeurs et des institutions sociales du présent en démontrant leur caractère de constructions humaines… » (p. 68).

C’est particulièrement par le biais de l’histoire sociale, qui met en évidence la pluralité des points de vue et des intérêts et permet de comprendre la construction du lien social et des solidarités, que peut s’exercer la fonction citoyenne de l’enseignement de l’histoire, à laquelle on doit toutefois prendre garde de ne pas réduire cette discipline en faisant fi de la contextualisation historique. Les auteurs remettent en question l’a priori qui veut que l’histoire sociale soit plus difficile à enseigner et proposent une démarche investigatrice, où l’élève doit être amené à réfléchir au changement, aux temporalités ; tout en prenant en compte les usages publics de l’histoire, on le sensibilisera à la périodisation, de même qu’à la comparaison entre les époques, comme le préconisait déjà Seignobos en 1906: « On devra donc [lui] demander de comparer les hommes ou les choses de chaque époque avec les hommes et les choses analogues d’un autre temps ou d’un autre pays. » (p. 17); en effet, la richesse d’une approche comparée n’est plus à démontrer, surtout depuis que les divisions entre sociologie et histoire se sont effacées au profit d’un rapprochement qui ouvre aujourd’hui des perspectives stimulantes, permettant l’étude des liens entre le passé et le présent, entre les événements historiques et les processus sociaux, entre l’action individuelle et les institutions et processus de transformation sociale. C’est ainsi que les jeunes pourront se concevoir et se situer comme acteurs dans le collectif et construire les valeurs du lien social, de la solidarité et de la justice.

Valérie Opériol – Cycle d’orientation et Collège de CAdolle, Genèe.

Acessar publicação original

[IF]

 

L’histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne – SCHIAVONE (CC)

SCHIAVONE, Aldo. L’histoire brisée. La Rome antique et l’Occident moderne. Paris: Belin, 2003 (édition originale: 1996), 287p. BASCHET, Jérôme. La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique.  Paris: Aubier, 2004. 565p. pages. Resenha de: HEIMBERG, Charles. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.4, p.303-305, 2004.

L’enseignement de l’histoire se doit de tenir compte de l’évolution de la recherche et des nouveaux travaux des historiens. Il est même souhaitable que, d’une manière générale, il sache se fonder sur les œuvres de ces historiens, même les plus récentes, et en présenter la substance.

Depuis que l’histoire est enseignée, sa présentation repose invariablement sur les quatre ou cinq « grandes vieilles » de la périodisation, la Préhistoire, selon les cas, puis la succession de l’Antiquité, du Moyen Age, des Temps modernes et de l’Epoque contemporaine. Cette construction est souvent donnée à voir comme une évidence linéaire et l’histoire enseignée n’a guère l’habitude de la discuter ou d’en montrer l’origine. Deux ouvrages récents nous permettent pourtant, aujourd’hui, d’engager d’utiles réflexions sur cette thématique.

Dans L’histoire brisée, Aldo Schiavone repose la question du déclin de la civilisation antique et de son lien réel avec la modernité. Pourquoi cette civilisation a-t-elle dû s’éteindre et tomber ainsi en ruines? Pourquoi la civilisation moderne a-t-elle dû s’affirmer en se référant à l’Antiquité? Et surtout, cette référence “continuiste” était elle vraiment pertinente? En réalité, l’analyse précise de cette civilisation antique, romaine en particulier, mène l’auteur à mettre en évidence le fait qu’elle était fort différente des représentations que l’on s’en est faites beaucoup plus tard. Il souligne en particulier que les classes dominantes de ce tempslà, celles qui nous ont produit l’essentiel des traces qui ont rendu possible le travail historique, vivaient dans un sentiment de bien-être qui était dépourvu de toute aspiration à améliorer leur sort, ce qui découlait de la perception des limites indépassables du monde. Cela étant, nous dit Schiavone, « si la civilisation gréco-romaine, a pu se laisser si durablement enfermer par les modernes dans un modèle de perfection coupé des réalités de la vie, si nous en avons conservé si longtemps cette vision selon laquelle la politique, les savoirs, les passions, les caractères, les arts, les institutions semblaient se cristalliser dans le vide d’un pur jeu de formes, si cette culture continue à donner d’elle la représentation enchantée d’une perfection stylistique suspendue en dehors de l’histoire », c’est là un « isolement trompeur». En effet, il y avait alors « une sorte d’espace mort de la civilisation humaine », il y avait « un trou noir de la vie collective » constitué par la vie matérielle et productive.

De fait, ces élites des temps anciens n’avaient pas de pensée économique et Cicéron ne manquait pas de mépriser « les gains de tous les salariés dont c’est la peine et non pas l’habileté qu’on paie». Mais ce continent caché, pas même doté d’une terminologie dans les langues grecque et latine, ne pouvait l’être qu’au prix de la servitude du plus grand nombre. Le prestige de la civilisation dépendait de l’esclavagisme, c’està-dire de la multitude de ceux qui devaient travailler, le plus souvent dans des conditions épouvantables. De leur côté, les savants de l’Antiquité n’ont jamais cherché à remédier à cette situation, ils n’ont pas inventé de machines, ils n’étaient surtout en quête d’aucune utilité matérielle et immédiate au bout de leurs réflexions. Dans un récit de Plutarque, on voit par exemple Archimède céder exceptionnellement à son refus de la concrétisation de ses plans parce que sa ville de Syracuse était assiégée et que ses machines pouvaient lancer des projectiles et repousser les navires ennemis.

L’idée moderne d’un retour à l’époque classique était donc une affaire de représentations. C’était la quête d’une supériorité supposée, mais qui reposait sur d’autres bases, ou sur un malentendu. « La révolution de la modernité européenne a été avant tout la suppression de la limite: non seulement des obstacles qui avaient bloqué la civilisation antique, mais de la nature même de la limite comme barrière infranchissable, de la cyclicité comme destin ». La référence à l’Antiquité n’était donc que partielle, elle se jouait des limites au niveau de l’espace comme à celui du temps et de l’horizon d’attente, elle s’accompagnait de l’émergence d’une véritable pensée économique. La croissance et la mondialisation n’ont pas été inspirées par le passé antique.

« Nous savons aujourd’hui ce qui allait advenir, quelle catastrophe s’apprêtait à dévorer ce monde », note Schiavone au début de son étude. Or, sa réflexion sur la réalité des liens entre les anciens et les modernes reste discrète sur l’époque médiévale. Alors qu’un ouvrage du médiéviste Jérôme Baschet renverse justement la perspective et nous propose une thèse audacieuse: c’est dans la civilisation féodale et son prolongement au cours de l’époque moderne que se trouve la source de cette dynamique occidentale qui a fait conquérir, dominer et souffrir le Nouveau Monde en y transportant une bonne part de son univers mental. C’est la féodalité qui a fait naître le capitalisme. C’est donc aussi de cette civilisation féodale, et pas seulement de l’Antiquité qu’elle se représentait, que la modernité s’est inspirée, peut-être sans le savoir, ou sans vouloir le savoir.

Le livre de Baschet prolonge un cours universitaire donné à un public mexicain. Dans une première partie, il propose une synthèse chronologique des grandes périodes de cette civilisation féodale européenne, non sans déconstruire au passage quelques stéréotypes inventés par l’historiographie nationale du XIXe siècle comme par exemple une vision dépréciative de la fragmentation féodale ou l’insistance sur une stagnation de cette société que les faits ne confirment pas. Il décrit les obligations réciproques et les rapports de domination qui ont régi le féodalisme. Il montre aussi le rôle de l’Eglise, l’institution dominante de cette société féodale, celle qui lui a donné une perspective d’unité et une dimension impériale. Une seconde partie plus thématique, et très stimulante, met l’accent sur des aspects fondamentaux comme les cadres temporels, la structuration spatiale, les rapports de parenté ou le rôle des images. L’ouvrage est d’ailleurs parsemé d’illustrations, au sens plein du terme, c’est-àdire de documents iconographiques qui concrétisent les affirmations d’un auteur qui est un fin analyste de l’imagerie médiévale.

« Nous sommes des nains posés sur les épaules de géantes, mais nous voyons plus loin qu’eux”. Cette formule de Bernard de Chartres, au XIIe siècle, évoquait très subtilement les penseurs du passé et l’immense héritage qu’ils avaient laissé tout en suggérant, ce qui était particulièrement rare au Moyen Age, que ceux du présent pourraient les dépasser. Les historiens comme Jacques Le Goff ou Jérôme Baschet qui plaident pour l’idée d’un long Moyen Age qui aurait duré jusqu’au XVIIIe, voire au XIXe siècle, s’intéressent notamment à la manière dont les hommes d’alors ont perçu le temps, le passé et son champ d’expérience, l’avenir et son horizon d’attente. Ils font même valoir que de réformes en renaissances, les mouvements d’idées de l’époque dite «moderne» ont prolongé ceux de l’époque médiévale en se prévalant d’un retour au passé, c’est-à-dire d’un retour « à la pureté perdue de la règle originelle ». Ce n’est ainsi qu’au XIXe siècle que l’on évoquera, notamment avec Karl Marx, des révolutions dont la poésie se situerait dans l’avenir, dans un avenir de progrès encore jamais imaginé.

Au cours du Moyen Age, le futur terrestre de l’humanité devait être en principe une répétition de l’expérience passée, « mais l’attente d’un horizon neuf [était] projeté dans l’eschatologie », c’est-à-dire dans la fin du monde, au Jugement dernier. L’existence de cet horizon d’attente, fût-elle si religieusement connotée, constituait dès lors un fait nouveau eu égard à son absence chez les hommes de l’Antiquité. Parmi beau coup d’autres commentaires, informations et analyses, l’ouvrage de Jérôme Baschet nous aide aussi à mieux percevoir la spécificité de ce que nous projetons aujourd’hui dans l’avenir, des espoirs de progrès, bien sûr, mais également, davantage encore en ce nouveau siècle, l’appréhension d’une régression sociale et intellectuelle déjà observée au cours de l’histoire et malheureusement toujours possible.

Charles Heimberg – Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

Réseaux philanthropinistes et pédagogie au 18e siècle – CHALMEL (CC)

CHALMEL, Loïc. Réseaux philanthropinistes et pédagogie au 18e siècle. Berne: Peter Lang, « Exploration. Education: Histoire et pensée », 2004. 270 p. Resenha de: BUGNARD, Pierre-Philippe. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.4, p.305-307, 2004.

On ne s’est plus guère avisé, depuis Ferdinand Buisson et son célèbre dictionnaire de 1911, de l’importance des réseaux, quasi européens, qui des établissements d’éducation philanthropinistes aux Loges maçonniques, en passant par un associationnisme intellectuel et privé actif, diffusent et appliquent les plans d’études modernes en gestation entre Comenius et Rousseau.

Alliant analyses comparatives et traitement de sources, l’ouvrage démarre sur un récit: le déroulement d’un examen public en 1776 organisé au Philanthropinum de Dessau (Anhalt). Il s’agit de démontrer l’efficacité de la méthode philantropiniste issue de la théorie éducative de Basedow dont la genèse et la diffusion constituent un des objets centraux de cette passionnante étude. L’examen débouche d’ailleurs sur un concert de louanges. Les visiteurs ébahis s’aperçoivent qu’en classe hétérogène des enfants de 7 ou 8 ans instruits depuis une année et demie peuvent parler couramment français et latin! Tel est le résultat d’une vision pédagogique qui conditionne la progression des apprentissages par une formation des maîtres de qualité. Les maîtres reçoivent d’ailleurs du prince de Anhalt le titre de professeur… mais pas les moyens financiers qu’ils escomptaient de leur démonstration. Performante, la pédagogie ne peut guère espérer plus qu’un éloge et c’est sans doute ce qui fait qu’elle peine à le rester sans discontinuer.

Alors, d’où vient une méthode aux résultats apparemment si probants? Loïc Chalmel, professeur des Universités et fondateur du Conseil scientifique du musée Oberlin de Waldersbach en Alsace, fait justement l’histoire pionnière d’une modernité pédagogique qu’il circonscrit au « couloir rhénan » tout au long duquel se croisent au XVIIIe siècle reliquats d’humanisme, lumières et Aufklärung, piétismes, rationalisme critique ou mysticisme irrationnel, Sturm und Drang et romantisme… au nom d’une « Réforme » susceptible de conduire à la Révolution. Quatre jeunes maîtres, regroupés autour de Basedow à Dessau, dans ce qui deviendra le Philanthropinum, décident de consacrer leur vie à mettre en valeur le capital hérité de Rousseau. Ils feront bien plus que cela. En alliant théologie et pédagogie, ils raniment la flamme de la didactique en rejetant la religion révélée au profit d’une religion naturelle (ce qui entraîne d’aborder l’environnement de façon empirique) et en proposant un apprentissage des langues en immersion et en interdisciplinarité (ce qui conduit à faire d’élèves compris partout les prosélytes d’un homme nouveau: religieux et philanthrope. D’ailleurs est-ce dissociable?).

L’expérience conduite par le grison Planta, présentée au cœur de l’ouvrage, est à ce titre symptomatique: examiner méthodiquement les vérités divines afin d’éradiquer la superstition, enseigner les langues anciennes et modernes en formant des classes cosmopolites, éduquer à la citoyenneté (pour reprendre l’étiquette d’un concept actuel) en instituant l’école en République dont les discours et la justice sont rédigés et rendue en quatre langues par les élèves, réaliser des collections qui permettent d’utiliser les langues, cultiver le chant populaire éducatif ou pratiquer les exercices physiques… tout concourt dans le séminaire de Haldenstein à expérimenter les préceptes de l’Emile et à constituer un espace pionnier des principes philanthropinistes.

Sinon, impossible de faire état de toutes les influences qui ont concouru au modelage de la méthode recherchant l’harmonie entre les formations de l’esprit, du corps et du cœur, modernité qui sera d’ailleurs aussi celle de Pestalozzi. Chalmel souligne à juste titre que la méthode illustre des « nouveautés » souvent attribuées à l’éducation nouvelle: éducation à la citoyenneté et à l’environnement, éveil de l’intérêt de l’enfant au monde et à la nature, apprentissage précoce des langues vivantes, utilisation des médias (l’image en tant que substitut à toute réalité hors de portée visuelle de la classe), correspondance scolaire, développement des habiletés manuelles et artistiques… Mais n’est-ce pas déjà un programme que n’aurait pas même renié un Mathurin Cordier, le maître de Calvin? Finalement, la méthode philanthropiniste, centrée sur des élèves enseignés par des maîtres ouverts à l’articulation théorie-pratique, ne réalise-t-elle pas l’utopie intemporelle de cosmopolitisme moral, intellectuel et pratique? L’échec politique du mouvement (l’Ecole Normale de l’An III préférera abreuver les futurs instituteurs de la Nation de pensées savantes plutôt que de les former au modèle philanthropiniste du compagnonnage) ne doit pas occulter les réussites pédagogiques que le mouvement enregistre au-delà même du couloir rhénan et la flamme des pédagogies naturelles qu’il transmet ainsi jusqu’à l’éducation nouvelle.

Pierre-Philippe Bugnard – Universités de Fribourg et Neuchâtel.

Acessar publicação original

[IF]

Identités, Mémoires, Conscience historique – TUTIAUX-GUILLON; NOURISSON (CC)

TUTIAUX-GUILLON, Nicole; NOURISSON, Didier (Org). Identités, Mémoires, Conscience historique.  Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2003. 220p. Resenha de: AUDIGIER, François. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.3, p.319-321, 2003.

Ce volume rassemble les contributions présentées lors du Congrès mondial de la Société internationale de didactique de l’histoire qui s’est tenu à Lyon en 2001. Les organisateurs avaient retenu trois mots – identités, mémoires, conscience historique – pour définir le thème principal de ce Congrès, trois mots qui dessinent un ensemble de questions qui traversent aujourd’hui nos sociétés, l’histoire savante, l’histoire scolaire. Les questions posées ont rencontré un large écho dans la plupart des États et systèmes scolaires européens mais aussi en Amérique du Nord et du Sud, dans certains États d’Afrique et d’Asie. La diversité des contributions témoigne de cette large ouverture et de cette convergence des préoccupations. C’est un des intérêts forts de cet ouvrage que de nous ouvrir ainsi à d’autres horizons, de pouvoir établir des rapprochements, nuancer des différences, tenter de partager la recherche de solutions pour répondre aux défis que l’enseignement de l’histoire doit affronter.

L’ouvrage est divisé en trois parties. Chacune rassemble, autour d’un axe directeur, des contributions dans lesquelles les trois termes choisis pour ce Congrès entrent en écho l’un avec l’autre. La perspective commune est aussi celle d’une nécessaire interrogation de l’histoire scolaire du point de vue de sa définition, de ses contenus et de ses modes de transmission.

La première interroge « l’enseignement de l’histoire entre principes et pratiques ». Dans sa conférence d’ouverture Christian Laville livre une analyse critique du concept de conscience historique et du courant qui le porte. Empruntant ses références aux situations européenne et québécoise, il ouvre très largement son propos aux travaux anglophones. Il introduit ainsi une préoccupation qui habite de nombreuses contributions de cet ouvrage avec la critique du récit largement développée chez certains historiens et à l’école, et l’importance de plus en plus grande accordée à l’enseignement des modes de pensée historique. Nicole Tutiaux-Guillon s’appuie en particulier sur sa participation à l’enquête Jeunes et histoire pour mettre l’intention de construction d’une conscience historique critique au regard des coutumes didactiques. Elle souligne le poids des secondes comme obstacle à la première et souligne l’importance accordée aux connaissances comme vecteur privilégié voire unique pour cette construction. En s’appuyant sur l’exemple français Annie Bruter questionne la relation entre l’identité, la mémoire collective et l’enseignement de l’histoire. Si certains facteurs internes à l’école expliquent le délitement de cette relation, il convient aussi de considérer le rôle déterminant joué par les transformations de l’idée de nation. Elle conclut sur les ambiguïtés et les écarts qui caractérisent l’histoire scolaire et les discours officiels. Avec la Commune de Paris, Didier Nourrisson introduit les « oubliés » de l’histoire scolaire, les contenus de celle-ci variant de manière souvent plus spontanée que vraiment réfléchie. Ses réflexions se prolongent dans ce numéro du Cartable. Arja Virta clôt cette première partie par la présentation d’une enquête menée auprès de futurs enseignants du primaire en Finlande, sur les conceptions que ces derniers ont de l’histoire et de son rôle dans la société et pour les individus. Elle met notamment en évidence les composantes intellectuelles et critiques, mais aussi affectives et émotionnelles des relations que les personnes entretiennent avec l’histoire.

La deuxième partie traite de la question des « enjeux » et des « contextes ». Trois communications sont présentées par des universitaires engagés dans la formation des maîtres et travaillant dans des contextes différents. Robert Martineau analyse le problème identitaire canadien dans quatre de ses dimensions: historique, politique, civique et éducative, pour appeler à une nécessaire refondation de la citoyenneté canadienne dans une société plurielle. Il met en écho les travaux de nombreux historiens de son pays avant de plaider pour un enseignement qui, loin des grands récits épiques, privilégie un apprentissage des modes de pensée historique. Elisabeth Erdmann interroge la mémoire dans l’Allemagne d’aujourd’hui alors que s’y développe une sorte de « boulimie commémorative » selon la formule de Pierre Nora. Elle compare Les lieux de mémoire avec un ouvrage paru en Allemagne et inspiré par la même problématique, pour souligner certaines des différences entre les deux œuvres, différences liées au contexte de chaque pays. Observant l’accent mis en Allemagne sur les deux derniers siècles, elle propose de reprendre la distinction entre mémoire «communiquée» très liée à la mémoire orale, mémoire culturelle qui renvoie aux signes multiples dans une société donnée et mémoire historique liée aux méthodes critiques, à l’usage raisonné des sources, etc. Elle plaide pour un enseignement permettant aux élèves de différencier ces mémoires et pour le développement d’enquêtes comparatives entre nos États. L’enquête est le matériau sur lequel s’appuie Lana Mara de Castro Siman pour étudier les représentations du passé qu’ont de jeunes brésiliens, en prenant pour objet principal la fondation de la nation au Brésil et en utilisant la lecture d’images. Elle conclut notamment sur l’importance de l’histoire scolaire dans la formation de ces représentations et se prononce pour un enseignement qui favorise la rupture avec les schémas binaires simplificateurs.

Les contributions de la troisième partie sont rassemblées sous le titre de « Penser le passé, apprendre l’histoire ». Charles Heimberg développe l’importance d’un enseignement centré sur l’apprentissage des modes de pensée de l’histoire comme contribution d’une nouvelle manière d’interroger son identité et de regarder le monde. Il insiste notamment sur la distinction entre histoire et mémoire avant de proposer quelques exemples de travail en classe et de poser quelques questions sur la difficile question de l’évaluation. Jacques Vieuxloup présente une recherche en cours sur l’enseignement des concepts d’État et de pouvoir dans des classes de quatrième et de troisième dans un collège français. Tout en faisant place aux interrogations que l’idée même de concept soulève en histoire, il se situe dans la perspective d’un enseignement qui privilégie la construction de concepts et fait état des premiers résultats obtenus auprès des élèves. En s’appuyant sur les expériences menées à l’Université catholique de Louvain, Kathleen Rogiers fait quelques suggestions sur l’usage des ordinateurs dans l’enseignement et l’apprentissage de compétences historiques avec des élèves de l’enseignement secondaire. Le support est un cd-rom comportant quatre dossiers de sources historiques permettant de travailler sur le concept de pouvoir dans la société médiévale. L’accent est mis sur l’autonomie, la participation active, le travail d’interprétation, autant de résultats importants pour un enseignement renouvelé de l’histoire. Susanne Popp étudie la spécificité de la mémoire concernant Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht et ses transformations en Allemagne. Elle part du fait que cette mémoire est une mémoire centrée sur un « couple » et non sur un « héros » pour analyser les possibilités que cette particularité éveille mais aussi les obstacles. L’existence de deux Allemagnes pendant une quarantaine d’années permet de développer une comparaison entre deux traditions mémorielles qui se rejoignent dans l’oubli des textes politiques de ces deux personnages. Angelina Ogier Cesari analyse les discours sur Napo léon 1er dans un corpus de manuels scolaires de l’école élémentaire entre 1880 et 1995 en France. Elle construit une périodisation de ces discours qui s’achève, à partir des années 1980, par une très nette diminution de la place accordée à Napoléon. Le lien avec les finalités de l’enseignement de l’histoire est ici fortement établi, la construction d’une identité nationale essentielle hier, un déclin de cette référence et une ouverture au monde aujourd’hui. En relation avec la mondialisation, Tayeb Chenntouf étudie la place donnée à l’histoire des civilisations et au concept de civilisation dans les enseignements d’histoire et de géographie des pays du Maghreb et de France. Il constate l’ouverture internationale de l’histoire surtout pour l’étude des civilisations anciennes et, en revanche, la place relativement modeste accordée aux civilisations du temps présent. Le projet Braudel reprend toute sa pertinence dans un monde où la prise en compte des identités plurielles, l’ouverture aux autres et la tolérance sont plus que jamais nécessaires.

Il revient à Henri Moniot qui a incarné l’intérêt des historiens universitaires pour la didactique de l’histoire de conclure en convoquant quelques « saints » auxquels se vouer. Choisissant Braudel, Létourneau, Lepetit et plusieurs autres, il reprend à nouveau frais la double référence, incontournable comme on dit aujourd’hui, qui commande l’enseignement de l’histoire: la connaissance et la connivence. Tout cela appelle, exige suis-je tenté d’écrire, la poursuite de divers chantiers déjà engagés, l’ouverture de quelques nouveaux, et pour tous, le développement de solides recherches appuyées sur des données empiriques, seul moyen de mettre à distance, au moins un peu, les dimensions idéologiques, affectives, les passions dont l’histoire et son enseignement sont l’objet.

François Audigier – Université de Genève.

Acessar publicação original

[IF]

Pistes didactiques et chemins d’historiens. Textes offerts à Henri Moniot – BASQUÈS et al (CC)

BAQUÈS, Marie-Christine; BRUTER, Annie; TUTIAUX-GUILLON, Nicole (Org). Pistes didactiques et chemins d’historiens. Textes offerts à Henri Moniot. Paris, Budapest et Turin: L’Harmattan, 2003. 382p. Resenha de: Charles Heimberg. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.3, p.321-322, 2003.

La tradition des « Mélanges » offerts à un chercheur qui part à la retraite débouche souvent sur des volumes très éclectiques. Mais avec Henri Moniot, la diversité des approches, pardessus les frontières, de l’histoire occultée de l’Afrique à la question récemment soulevée de la didactique de l’histoire, ne fait que refléter la richesse et l’originalité d’un parcours scientifique hors du commun.

Parmi les nombreux thèmes évoqués dans ce volume, il en est qui interrogent la différence et son occultation. Ainsi la visibilité des femmes dans l’histoire enseignée est-elle évoquée pour ses limites. Annie Rouquier regrette à juste titre une réduction régulière de leur place dans les manuels et les programmes français (mais en va-t-il autrement ailleurs?). Autre dimension de la différence, celle du racisme et de la conception ethnique de la nation. Claude Liauzu traite la question de l’ethnocentrisme des savoirs universitaires, qui sont nés avec la modernité et l’émergence de l’État nation, et s’interroge sur l’opacité des ressorts profonds du racisme, ainsi que sur les points communs du racisme colonial, de la xénophobie et de l’antisémitisme, autant de manières problématiques de gérer le rapport à Catherine Coquery-Vidrovitch s’interroge sur les liens inavoués entre histoire et propagande. Les faussaires de l’histoire sont certes identifiables, mais le rapport entre histoire engagée, dans le bon sens du terme, et parti pris idéologique est plus complexe. En principe, c’est l’apport de la connaissance qui devrait distinguer l’histoire de ses usages pervertis. Mais la nature même d’une science sociale ne permet pas de régler complètement la question. D’où l’intérêt, par exemple, des Subaltern Studies, ces études d’historiens de pays anciennement colonisés qui tentent de redonner une certaine pluralité à leur discipline.

Il n’est pas possible de rendre compte brièvement ici de toutes les contributions de ce volume. Notons toutefois la présence d’une série d’auteurs polonais, ce qui témoigne des réseaux de réflexion et de recherche comparée qu’Henri Moniot a su tisser au cours de sa carrière.

La question de l’enseignement de l’histoire est au centre d’un grand nombre de textes. Par exemple, les tentatives internationales de réécrire l’histoire dans un sens pacifique, favorable à l’entente entre les peuples, qui ont été impulsées au cours de l’entre-deuxguerres par le Bureau International de l’Éducation de Genève sont analysées par Maria Cristina Giuntella. Le bilan qu’elle en dresse n’est pas brillant, mais il est intéressant de constater que le débat se déroulait alors entre les tenants d’une approche éducative et morale de l’histoire enseignée et ceux qui tenaient à transmettre les connaissances spécifiques de la discipline, un débat qui n’est toujours pas épuisé aujourd’hui. De son côté, Anne Morelli relate la période où la Belgique a connu un enseignement rénové de l’histoire, un programme problématisé et susceptible de favoriser les activités des élèves qui a été généralisé à la fin des années soixante,puis supprimé par un ministre conservateur au début des années quatre-vingt. Encore une fois, ce cas nous montre l’inscription dans la longue durée de certains débats fondamentaux sur l’enseignement de l’histoire. Les propos de Christian Laville sont encore plus inquiets pour la période récente. Il note en effet une certaine tendance, dans bien des pays, à vouloir revenir à un récit fermé destiné à « mouler les consciences ». La dimension civique de l’enseignement de l’histoire devrait pourtant nous mener à aller dans le sens du développement d’un sens critique. Sur le même thème, François Audigier appelle de ses vœux un développement des réflexions et des recherches en didactique pour que l’on sache mieux quels récits communs sont à construire et ce que les élèves s’approprient vraiment en termes de citoyenneté et de sens critique.

Nicole Tutiaux-Guillon insiste à juste titre sur la valorisation de l’adhésion et la prédominance d’une histoire scolaire, en France, qui prétend dire la réalité du monde en évitant de laisser planer le doute et les incertitudes. Enfin, les deux dernières contributions de l’ouvrage, dues à Théodora Cavoura et Nicole Lautier, portent sur la pensée historique, notamment autour du raisonnement analogique. Mais comment passe-t-on de l’analogie spontanée à l’analogie scientifiquement raisonnée? Selon quels critères peut-on sortir du sens commun et entrer réellement dans une pensée historique? C’est tout le problème de la pensée et de la conscience historiques qu’affronte désormais la recherche didactique pour développer une construction lucide de l’histoire scolaire par ses acteurs.

Ce volume, décidément, est d’une très grande richesse!

Charles Heimberg – Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

Développer des compétences en classe d’histoire – JADOULLE (CC)

JADOULLE, Jean-Louis; BOUHON, Mathieu. Développer des compétences en classe d’histoire. Unité de Didactique de l’Histoire de l’Université catholique de Louvain, 2001.  264p. BOUHON, Mathieu; DAMBROISE, Catherine. Évaluer des compétences en classe d’histoire. Unité de Didactique de l’Histoire de l’Université catholique de Louvain, 2002.  215p. Resenha de: AUDIGIER, François. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.3, p.323-325, 2003.

Dans une production d’ouvrages de didactique, malheureusement peu abondante, voici deux ouvrages à la fois fort utiles et très intéressants. Utiles parce qu’ils proposent de nombreux exemples et intéressants par l’orientation qu’ils proposent et mettent en œuvre ainsi que par les débats qu’ils ne manqueront pas de susciter. Chacun connaît le développement actuel de la réflexion sur les compétences ; quelque opinion que l’on en ait, aucune réflexion sur l’enseignement de l’histoire ne peut aujourd’hui l’ignorer. Ces deux ouvrages sont une contribution théorique et pratique en faveur d’un profond renouvellement de cet enseignement. Ils accompagnent la réforme de l’enseignement dans la Communauté française de Belgique; un décret voté en 1999 par le Parlement de cette Communauté définit les compétences terminales et les savoirs requis en histoire. Soulignons d’emblée, pour ne pas avoir à revenir sur ce qui est un faux débat, qu’il y a bien les deux termes de compétences et de savoirs et que les unes et les autres sont indissolublement liés. Un des intérêts majeurs des compétences est de nous inviter à raisonner autrement que par l’accumulation d’objets d’histoire, le plus souvent distribués dans un ordre chronologique lui-même peu rigoureux. En effet, cet ordre n’évite nullement les recouvrements lorsque les objets changent, plus encore, il est plein de trous. Raisonner les curriculums et autres plans d’étude en termes de compétences demande d’insister sur le fait que les savoirs et les savoir-faire prennent tout leur sens lorsqu’ils sont mobilisés par l’individu en situation. Ce sont dès lors, dans le cadre scolaire, les situations d’enseignement et d’apprentissage, leurs définitions, leurs intentions, leurs contenus et leurs mises en œuvre, qui sont au cœur de la réflexion didactique. Mettre en avant l’intérêt d’une telle approche ne signifie nullement que celle-ci résout tous les problèmes de l’enseignement de l’histoire aujourd’hui, mais qu’il convient de les identifier clairement et de dépasser les querelles de croyances.

Le premier ouvrage comporte trois parties d’inégale importance. La première, la plus ramassée, donne la parole à Jean-Marie de Ketele pour définir le terme de compétences et situer son intérêt aujourd’hui, puis à Britt-Mari Barth pour traiter de la conceptualisation. Elle s’achève par un texte des auteurs sur les compétences en histoire, texte dans lequel ils proposent plusieurs outils permettant d’opérationnaliser l’approche par compétences.

Les deux parties suivantes fournissent de nombreuses situations avec commentaires, appareillages documentaires, outils de réflexion, tous construits et expérimentés avec une équipe d’enseignants. Le premier ensemble présente des « scénarios didactiques » à propos de cinq objets d’histoire. Ils sont tous bâtis selon un canevas commun qui articule: « l’étude d’un moment-clé ou d’une vision panoramique » au cours de laquelle « les élèves s’approprient des savoirs… et des savoir-faire et développent un certain nombre d’attitudes »; une situation d’intégration au cours de laquelle les élèves mobilisent les ressources précédemment construites ; une situation d’évaluation. Cette évaluation, essentiellement formative tient une grande place dans la réflexion et dans la construction des scénarios. Des propositions en ce sens occupent la dernière partie de l’ouvrage et en constituent à elle seule plus de la moitié. Chaque situation comporte une analyse des compétences évaluées, les documents fournis aux élèves et les outils d’évaluation à la fois critériés et quantifiés, en particulier les outils d’autoévaluation. Compte tenu de la logique de cette approche, ces situations sont aussi des ressources pour construire les situations d’intégration. Dès lors qu’un travail plus autonome est mis en place, ces situations et l’évaluation formative entretiennent de très fortes connivences.

Cette importance de l’évaluation s’affirme dans le second volume. Le titre est quelque peu trompeur puisque les exemples proposés décrivent et analysent en fait l’ensemble du dispositif et présentent les situations d’intégration avec leurs supports documentaires. Les outils d’évaluation, qui sont ici aussi des outils d’autoévaluation, portent sur les productions des élèves pendant les situations d’intégration. Des exemples de ces productions accompagnent ces outils. Comme dans l’ouvrage précédent issu de la même équipe, les divers matériaux ont été expérimentés avant d’être publiés. L’ouvrage est organisé autour des deux compétences générales définies pour l’histoire – « se poser des questions », « communiquer» –, dans deux niveaux de classe 4e et 5e années; les deux autres compétences sont « critiquer» et « synthétiser». Les objets traités concernent l’histoire depuis le Moyen Âge.

L’intérêt de ces ouvrages rappelé, cette courte note s’achève par quelques thèmes de travail et de débat que leur lecture soulève. Au risque d’être redondant, j’insiste sur le fait que ces thèmes sont « au-delà » de cette approche ; autrement dit, ils n’arrivent en aucun cas comme des invitations à revenir en arrière ou comme des critiques qui délégitimeraient cette orientation. En fait, les questions que soulèvent ces thèmes sont largement présentes dans les approches traditionnelles de l’enseignement de l’histoire, mais les coutumes didactiques, la force du modèle disciplinaire, plus encore les croyances où beaucoup sont de voir les intentions et les finalités si nobles accordées à notre discipline se traduire dans les faits, les masquent le plus souvent. L’approche par compétences, en déplaçant notre regard, nous invite à les réexaminer et à les (re)travailler. J’en formule quatre: du point de vue des objets d’histoire retenus et étudiés, l’ensemble laisse un sentiment de juxtaposition dans lequel il est difficile de lire une cohérence. Il est vrai que lorsqu’on lit de l’histoire, notamment de l’histoire scolaire, l’attente spontanée est celle d’une certaine continuité chronologique, laquelle nous délivre un message de cohérence. J’ai dit précédemment l’illusion que les approches traditionnelles imposent de ce point de vue. Les propositions qui sont faites ici ont le mérite de placer ce problème au-devant de la scène. Plus profondément, c’est l’idée même de cohérence qu’il faudrait reprendre totalement. Le nombre d’objets historiques intéressants pour la formation des élèves est sans fin. Le choix de ces objets, leur succession et la cohérence de l’ensemble ont longtemps été assurés par les finalités politiques attribuées à la discipline. La définition des compétences et leur mise en réseau avec les savoirs, savoir-faire et attitudes retenus suffisent-elles à construire une nouvelle cohérence? Mais la cohérence en histoire, plus largement dans les sciences sociales estelle autre chose qu’une Weltanschauung et par là-même autre chose qu’une construction culturelle et idéologique1? D’ailleurs, avonsnous vraiment besoin de cohérence? lorsque l’on examine les documents proposés aux élèves, le sentiment de juxtaposition vient à nouveau et le constat d’une grande hétérogénéité s’impose. Hétérogénéité de forme notamment puisque tout ou presque est mis sur le même plan et que l’on trouve pêle-mêle des morceaux de sources contemporaines à la période étudiée, eux-mêmes découpés, traduits, réécrits…, des cartes, plans et schémas élaborés postérieurement dans des conditions variées et non précisées, des mises au point d’historiens, etc. Avec un tel patchwork et un travail souvent très encadré par les consignes même s’il est autonome dans sa mise en œuvre, on peut s’interroger sur la part prise par la formation critique. Si l’histoire se construit avec des sources, encore faut-il être précis sur ce que ce terme recouvre. Il me semble là que les contraintes scolaires conduisent à marginaliser ce qui s’affirme comme exigence au moins dans les discours et les références faites à l’épistémologie de l’histoire ; dans le prolongement de cette remarque, les documents proposés sont très univoques, tendus par la nécessité de construire des compétences et des savoirs dans le temps scolaire. La pluralité des points de vue, si constamment affirmée comme une préoccupation, voire un objectif de l’enseignement de l’histoire, n’apparaît guère ; le rapport passé-présent est formulé, notamment dans le titre du texte de B.-M. Barth, de manière doublement univoque ; il y a « un» passé et « une» orientation dans le temps. Le premier singulier est une habitude de langage largement répandue. Peut-être pourrionsnous faire évoluer cette habitude et mettre régulièrement un S à passé. Cette marque du pluriel est nécessaire, d’une part pour bien marquer, notamment chez nos élèves, qu’il n’y a pas aujourd’hui d’un côté et le grand magma du « temps d’avant » de l’autre, d’autre part pour nous inviter à construire le plus souvent possible des comparaisons entre des passés et le présent (voire d’ailleurs aussi les présents), surtout lorsque notre intention est dans la conceptualisation. Tous les chercheurs qui ont travaillé sur cet objectif de conceptualisation soulignent qu’un concept renvoie à un ensemble de situations dans lequel le concept est valide, ensemble non fini en histoire et plus généralement dans les sciences sociales. La diversité des situations est ainsi nécessaire à la conceptualisation. Le second singulier, cette orientation unique du temps au nom de laquelle « le passé sert à comprendre le présent », fait partie des évidences. Cette affirmation posée, il serait intéressant de disposer de recherches précises sur les manières dont se tissent, en classe, ces relations. Ainsi, par exemple et pour n’en prendre qu’un seul aspect, plusieurs recherches, reposant sur des observations de classe (voir l’article dans le Cartable n° 2), mettent en évidence le fait que les enseignants font souvent appel aux connaissances que les élèves sont supposés avoir sur la société dans laquelle les uns et les autres vivent ensemble. Ils procèdent comme si ces connaissances étaient suffisantes et qu’ils pouvaient les mobiliser pour construire le passé par comparaison, rapprochement, différenciation. Or, ces mêmes recherches observent, d’une part que les élèves sont en fait très ignorants de leur propre société et que ces appels au « vécu » fonctionnent dès lors à vide, d’autre part que les relations passés/présent sont alors inversées, puisque c’est la connaissance du présent qui est supposée aider à comprendre le passé. J’ajoute que ces appels sont très rarement l’objet d’un travail approfondi. Avec la formule « le passé aide ou sert à comprendre le présent », nous avons encore à faire à un rite rhétorique qu’il convient d’examiner plus à fond.

Engageons et prolongeons le débat. Là encore, je plaide avec insistance pour le développement de recherches dans les classes, auprès et avec des élèves et des enseignants.

Sans aucune connotation négative de ce terme, qu’il conviendrait, comme quelques autres déconsidérés aujourd’hui, de réintroduire comme outils de pensée.

François Audigier – Université de Genève.

Acessar publicação original

[IF]

La terra abitata dagli uomini – BRUSA et al (CC)

BRUSA, Antonio; BRUSA,  Anna; CECALUPO, Marco. La terra abitata dagli uomini. Bari, Irrsae Puglia: Progedit, 2000, 205p. Resenha de: HEIMBERG, Charles. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.3, p.326, 2003.

Cet ouvrage traite de l’histoire enseignée sous l’angle de l’éducation interculturelle. La réalité du fait migratoire dans les écoles italiennes est relativement récente et n’a pas manqué de provoquer une large réflexion du monde de l’éducation sur la manière de s’adresser à tous les élèves qui sont désormais présents dans les classes. Mais le rôle de l’histoire scolaire pour les processus interculturels, dans un premier temps, est demeuré occulté. Dans son introduction, Antonio Brusa explique en quoi il est pourtant essentiel, et évoque ce qui a été fait depuis lors en la matière. L’ajout de nouvelles thématiques dans les programmes a d’abord provoque une telle surcharge qu’il a bien fallu se résigner à repenser l’ ensembre du curriculum. La réflexions est malheureusement déroulée em dehors des structures universitaires, mais elle a permis de remettre enfin en cause un récit linéaire et seulement européen de l’histoire humaine. De fait, le dépassement d’une histoire ethnocentrique et le développement d’une histoire qui tienne bien compte de la dimension mondiale sont équivalents, dans le domaine de l’histoire, à ce que représente l’antiracisme dans l’espace public.

Le schéma traditionnel et linéaire de l’histoire ne comprend aucune donnée spatiale, il se déroule à partir d’un lieu donné sans prendre suffisamment en considération des tableaux synchroniques du monde, sans interroger l’altérité dans la contemporanéité. En outre, ce grand récit pourrait être repensé autour des trois modèles d’organisation sociale que séparent les deux grands changements ayant marqué l’histoire de l’humanité, la révolution néolithique et l’industrialisation. La reconstruction de l’histoire enseignée par des synthèses globales et des récits qui les donnent à voir permet aussi de faire construire une grammaire de l’histoire et d’exercer des activités dans ce sens. Une typologie des exercices que l’on peut développer en classe d’histoire est ainsi proposée. De même que des exemples de jeux de rôles ou de simulation qui permettent aux élèves de construire des connaissances d’histoire sur des thèmes très variés.

Ce volume, avec les nombreux exemples didactiques qu’il présente, concerne avant tout la scolarité obligatoire, soit l’enseignement primaire et l’école moyenne. Sa dernière partie suggère toute une série d’activités scolaires qui peuvent être développées dans le cadre du « laboratoire d’histoire ». Il dégage ainsi de nouvelles perspectives pour l’histoire enseignée qui sont vraiment très stimulantes.

Charles Heimberg –  Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

Cinéma-École: aller-retour – NOURRISSON (CC)

NOURRISSON, Didier; JEUNET, Paul. Cinéma-École: aller-retour. SaintÉtienne: Publications de l’Université de SaintÉtienne, 2001. 280p. Resenha de: HEIMBERG, Heimberg. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.3, p.326-327, 2003.

Les Actes du colloque « Cinéma-École: allerretour », qui s’est tenu à Saint-Étienne du 23 au 25 novembre 2000, évoquent à la fois les images de l’école au cinéma et le cinéma dans l’enseignement. La manière dont les films ont représenté l’école a souvent été négative ; c’était un lieu à éviter où se développait la délinquance. Mais si le cinéma a d’abord été un moyen pédagogique au potentiel énorme, il est aujourd’hui devenu un moyen de communication, mais aussi une partie nouvelle de ce monde que les élèves doivent apprendre à lire pour pouvoir mettre à distance ce qu’ils constatent et ce qu’ils ressentent.

L’un des éléments originaux de ce cinéma scolaire est constitué par les films fixes, des images dont la succession peut rythmer une séquence d’enseignement. Une collection disloquée de ces films a été retrouvée fortuitement dans les anciennes douches d’une école primaire stéphanoise. Mais le cinéma scolaire n’est pas seulement un moyen pédagogique. L’histoire scolaire, notamment, a dû intégrer l’apport des œuvres cinématographiques pour l’évocation de certains événements. Évelyne Hery a cependant souligné l’ampleur de la méfiance des maîtres d’histoires à l’égard des films, au moins jusqu’aux années 70.

La ville de Saint-Étienne manifeste de l’intérêt pour l’histoire du cinéma, scolaire en particulier. C’est aussi dans cette ville qu’a été retrouvé, un peu miraculeusement, un film muet que l’on croyait perdu: Le tour de France par deux enfants de Louis de Carbonnat, tourné en 1923 à partir du livre écrit en 1877 par G. Bruno (en réalité Augustine Tuillerie). Ainsi a-t-il pu être projeté pendant ce colloque.

Charles Heimberg – Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

Éducation à la santé. XIXe-XXe siècle – NOURISSON (CC)

NOURISSON, Didier. Éducation à la santé. XIXe-XXe siècle. Rennes: Éditions de l’École nationale de la Santé publique, 2002. 158p. Resenha de: HEIMBERG, Charles. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.3, p.327, 2003.

Ce volume rassemble des conférences qui ont été prononcées à l’IUFM de Saint-Étienne entre 1995 et 1997. Elles portent sur l’émergence de la santé publique dans le projet éducatif et les pratiques scolaires. Les concepts de santé publique sont nés au fil des deux hygiénismes qui ont successivement prévalu de la fin du XVIIIe siècle à 1870, puis de 1880 à 1940. C’est dans ce contexte que la propreté de l’enfant est devenue une exigence et a même fait l’objet d’un contrôle social. La leçon d’hygiène est ainsi apparue dans les écoles dans une perspective qu’on devine particulièrement normative. Cette propagande pour l’hygiène et la santé a bien sûr recouru aux images, affiches publicitaires, et plus tard à la magie des films. Dans les écoles, l’apparition de l’éducation physique est intervenue dans une perspective de promotion de la santé, comme cela a aussi été le cas avec la natation (on peut toutefois se demander si le facteur militaire, pour les garçons, ne jouait pas aussi un rôle important). Au tournant des XIXe-XXe siècle, l’enseignement antialcoolique à l’école était prescriptif, et souvent caricatural, mais il ne s’est pas révélé très efficace. Voilà de quoi nourrir une réflexion sur l’école d’aujourd’hui, son rôle effectif et la manière de répondre aux diverses injonctions, aux demandes sociales multiplex et Nouvelles, dont elle fait encore l’objet en matière d’éducation à la santé.

Charles Heimberg – Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

Éducation et formation à la citoyenneté. Guide de références – APEIQ (CC)

ASSOCIATION pour l’Éducation Interculturelle du Québec (Dir.). Éducation et formation à la citoyenneté. Guide de références. Montréal: APEIQ, 2002. 193p. Resenha de: HEIMBERG, Charles. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.3, p.328, 2003.

Ce guide de l’éducation à la citoyenneté, destiné à tous les professionnels de la formation et de l’éducation, a été conçu dans la perspective d’une dimension interculturelle, sans doute particulièrement sensible dans le contexte du Québec. Il comprend quatre volets suivis de la présentation succincte d’ouvrages ou de références consacrés à l’éducation à la citoyenneté, puis d’une série de propositions didactiques. Robert Martineau présente le chapitre le plus convaincant, celui qui interroge la relation entre l’histoire et la dimension civique. Son exposé théorique synthétise très efficacement sa conception de la pensée historique et la nature de l’histoire scolaire qu’il appelle de ses vœux. « La conscience historique, nous dit-il, autorise à penser la réalité en terme de projet, de possibilité de la changer, d’influencer la réalité sociale, d’en contrôler le destin politique ». Sans perspective ni recul, en effet, il n’y a pas de possibilité de rencontrer l’Autre, il n’y a pas de vie sociale envisageable. C’est dans cet esprit que l’histoire et la citoyenneté ne peuvent qu’être associées ; ce qui implique alors qu’il s’agisse bien d’une histoire ouverte à la pluralité des possibles et aux mises en relation à travers le temps. De son côté, l’éducation aux droits de la personne, évoquée par Nicole Pothier, poursuit à la fois des objectifs cognitifs, sur la nature et l’histoire de ces droits, et comportementaux – elle vise par exemple à promouvoir des attitudes de tolérance. Il en va de même avec la reconnaissance des identités, introduite par André Jacob, pour qui l’éducation à la citoyenneté et à la tolérance « constitue les deux faces d’une même pierre d’assise de l’éducation aux droits humains ». Reste pourtant à se demander quel doit être le poids effectif des visées portant sur des attitudes et dans quelle mesure une telle posture est compatible avec l’idée d’une citoyenneté consciente, construite dans um cadre qui ne soit ni prescriptif, ni moralisateur. La participation, enfin, joue un rôle essentiel pour la citoyenneté, pour autant bien sûr qu’elle soit librement consentie et pratiquée. « Guide de références », le sous-titre de cet ouvrage n’est pas abusif. Certes, les activités didactiques qu’il propose, un peu rapidement, ne parviennent pas toujours à concrétiser de manière suffisamment convaincante les réflexions théoriques qui les ont précédées. Mais c’est un instrument très utile pour introduire la question de l’éducation à la citoyenneté et se poser des questions sur sa nature et sa place dans le projet éducatif d’une société démocratique.

Charles Heimberg –  Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

Art, histoire et enseignement – BAQUÈS (CC)

BAQUÈS, Marie-Christine. Art, histoire et enseignement. Paris: Hachette et Centre national de documentation pédagogique (CNDP), «Enjeux du Système éducatif », 2001. 160 p. Resenha de: HEIMBERG, Charles. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.2, p.281, 2002.

Un tableau, s’il est beau et célèbre, s’il est beau ou célèbre, peut sans doute constituer un élément déclencheur très efficace pour une séquence pédagogique d’histoire, même si l’enseignant aura quelques scrupules à l’analyser dans cette perspective sans posséder de solides connaissances en matière d’histoire de l’art. Mieux encore, il peut même être le vecteur de l’étude d’une époque ou d’une société à partir de son potentiel spécifique d’expression. En outre, l’Ecole publique a entre autres pour fonction de sensibiliser les élèves à l’appréciation des arts visuels, leur faisant construire un certain sens du beau. Dès lors, l’écart entre ce qui est vu et ce qui est perçu (nous voyons beaucoup plus de choses dans une œuvre que nous en percevons réellement), la relation avec les dimensions morale, politique ou sociale de l’œuvre, tout cela ne devrait-il pas être abordé en situation scolaire? Le premier intérêt d’Art, histoire et enseignement, le livre de Marie-Christine Baquès est de clarifier la problématique qui est relative à la place de l’œuvre d’art dans l’enseignement de l’histoire. Pour elle, en effet, l’œuvre d’art « suscite trois types d’interrogations – ce que l’artiste a voulu faire, les conditions de la création et de sa réception (mécènes, rôle de l’Etat, public, diffusion), sa ou ses fonctions – et offre trois entrées – l’œuvre, l’artiste, le contexte. Leur mise en relation est opératoire lorsque l’œuvre d’art devient objet d’enseignement» (page 19). Par ailleurs, l’objet artistique est « devenu terrain de l’historien qui tantôt y cherche une approche de l’imaginaire d’un groupe, tantôt y lit les relations complexes où l’œuvre d’art a pris forme » (page 23).

Travaillant sur les trois fonctions principales – esthétique, documentaire et mémorielle – de l’étude de l’œuvre d’art, l’histoire enseignée l’inscrit ainsi dans sa réalité sociale. En même temps, ce passage par des sources artistiques permet une ouverture vers des aspects souvent marginaux et ignorés des sociétés étudiées, et participe ainsi du renouvellement de l’histoire scolaire. Enfin, il faudrait éviter trois écueils: l’utilisation d’une œuvre comme simple illustration d’un fait, sans la moindre interrogation sur sa nature artistique ; l’analyse de l’œuvre sans aucune référence à l’esthétique et à sa dimension affective ; enfin, une approche patrimoniale qui confinerait l’œuvre à une fonction de point de repères.

Cet ouvrage, d’une écriture claire et accessible, propose encore quelques ébauches de séquences pédagogiques autour d’autant de tableaux. Il est un peu le reflet d’une situation dominante qui privilégie la seule peinture parmi les arts visuels à enseigner en relation avec l’histoire. Ce qui le mène ainsi à ignorer d’autres formes artistiques comme la sculpture ou la photographie. On pourrait aussi souhaiter le prolonger par des séquences pédagogiques centrées sur des comparaisons qui donneraient à voir la diversité et l’évolution possibles de l’expression artistique. Cela dit, il constitue un apport très stimulant et une belle incitation à associer utilement, dans un esprit d’ouverture, l’œuvre picturale et l’étude de l’histoire.

Charles Heimberg Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

L’Histoire à l’école. Modes de pensée et regard sur le monde – HEIMBERG (CC)

HEIMBERG, Charles. L’Histoire à l’école. Modes de pensée et regard sur le monde. Issy-les-Moulineaux, ESF éditeur, coll. Pratiques et enjeux pédagogiques, 2002, 125 pages. Resenha de: LEONARDIS, Patrick. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.2, p.282-283, 2002.

L’histoire est une discipline en crise. Pourtant elle a rarement été autant sollicitée dans l’espace public. C’est le point de départ de la riche réflexion que Charles Heimberg nous propose sur la place de l’histoire dans la Cité en général et à l’école en particulier. Se nourrissant des écrits de Marc Bloch, d’Hobsbawm, de Walter Benjamin ou de ceux moins connus des historiens italiens actuels, il nous livre un petit ouvrage d’une remarquable concision et dégageant de grandes perspectives didactiques.

L’auteur regroupe en trois axes d’activités (comparer, périodiser et distinguer l’histoire de ses usages publics) les éléments constitutifs d’une pensée propre à la discipline dans le cadre scolaire: la compréhension du présent par une prise en compte du passé, l’intérêt pour le caractère spécifique du passé, la complexité des temps et des durées, la question de la mémoire collective et la critique des usages culturels et médiatiques de l’histoire. Il défend l’idée que tous les élèves peuvent entrer dans ces modes de pensée historiens relativement tôt, en tout cas dès les premiers degrés du secondaire et qu’il serait regrettable de croire que sans un socle préalable de connaissances, il n’est pas possible de faire réfléchir des élèves sur des problèmes d’histoire. Le défi de cette vision de l’histoire enseignée est de promouvoir une même his toire de la maternelle à l’université, sans négliger bien évidemment des niveaux de progression différenciés. Tout en ne dédaignant pas les didactiques transmissives traditionnelles ou béhavioristes, le socio-constructivisme semble bien la voie à suivre pour Heimberg, si l’on veut renouveler les pratiques d’enseignement et sortir de l’empilement de connaissances déconnectées les unes des autres et donc faiblement porteuses de sens.

Loin d’établir un catalogue de belles intentions didactiques et fort de son expérience d’historien, d’enseignant et de formateur, il présente, à l’appui de sa démonstration, des suggestions d’activités d’une rare simplicité à mettre en œuvre dans les classes et qui conjuguent avec efficacité des perspectives tant historiques que pédagogiques.

En vérité, derrière une apparente simplicité se cache une pédagogie très exigeante où les enseignants développeraient à leur tour une réflexion collective sur les usages publics de l’histoire, ainsi que sur leur responsabilité sociale d’historien et de pédagogue. Avec beaucoup de conviction, l’auteur les engage à dépasser le faux dilemme d’une école inculcatrice du savoir s’opposant à une école favorisant l’épanouissement de compétences citoyennes.

LHistoire à l’école s’adresse donc aux enseignants qui cherchent à développer dans leur classe une véritable pensée historique, au risque de l’expérimentation, de réajustements successifs, d’idées nouvelles. Un immense chantier, comme ne le cache pas l’auteur, mais, ajouterat-on, qui vaut la peine d’être entrepris.

L’ouvrage se conclut par quelques perspectives particulièrement pertinentes concernant le point qui fâche: l’évaluation. En exemplifiant les nouveaux objectifs d’apprentissage de fin de scolarité obligatoire introduits récemment dans l’école genevoise, Heimberg défend une vision de l’histoire scolaire qui ne serait pas um outil de sélection et qui participerait au projet d’une école ne galvaudant pas son épithète de démocratique. A juste titre, une place capitale est attribuée au formatif, malgré les grandes difficultés à pratiquer ce type d’évaluation dans une branche d’éveil à faible dotation horaire, et à la transparence des critères d’évaluation.

Il nous invite ainsi à parcourir le champ d’un possible pédagogique, permettant d’envisager une histoire enseignée ouverte, plurielle, citoyenne, démocratique. Beau programme s’il en est.

Patrick de Leonardis – Séminaire pédagogique (SPES), Lausanne.

Acessar publicação original

[IF]

Historien, acteur du rapprochement judéo-chrétien – KASPI; ISAAC (CC)

KASPI, André; ISAAC, Jules. Historien, acteur du rapprochement judéo-chrétien. Paris: Plon, 258p. Resenha de: HEIMBERB, Charles. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.2, p.283-284, 2002.

On connaît surtout la figure de Jules Isaac pour la fameuse série dite « Malet-Isaac » de manuels d’histoire. Une récente biographie d’André Kaspi nous permet aujourd’hui de mieux prendre la mesure de la très grande richesse du parcours de cet historien et citoyen. En réalité, c’est un peu par hasard, et pour arrondir des fins de mois alors difficiles, que Jules Isaac, historien agrégé et collaborateur occasionnel des Cahiers de la Quinzaine, se lança d’abord dans des adaptations des manuels qui avaient été écrits par Albert Malet. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il a d’ailleurs très peu connu celui avec En prenant la responsabilité de leur refonte, Jules Isaac introduisit dans ces manuels, au fil de son récit historique, des documents authentiques, qui exprimaient parfois des points de vue différents, pour aider les élèves à construire leur esprit critique. Il exprima aussi quelques intentions ou points de vue louables, et fort modernes, comme celui-ci: « la vérité historique n’a pas de patrie, ne porte pas d’écharpe tricolore » (cité en page 93). Son œuvre, à nouveau remise sur le métier à partir de 1937, joua d’ailleurs un rôle de vecteur de l’innovation pédagogique. Les rapports que laissa le désormais inspecteur général montrèrent par ailleurs qu’il appelait de ses vœux un usage distancié de ce manuel conçu comme un instrument de travail au service des activités des élèves. Et même si cette immense entreprise pédagogique restait fille d’un temps où l’enseignement ne s’adressait qu’à une partie limitée des enfants de la République, elle n’en demeure pas moins d’une grande valeur documentaire tant pour l’histoire de l’éducation que pour nos réflexions d’aujourd’hui sur l’histoire enseignée.

D’autres aspects, et non des moindres, de la vie publique et privée de Jules Isaac sont encore abordés dans cette biographie. Ses recherches d’histoire, par exemple, portèrent beaucoup sur des thèmes qui n’étaient pas sans lien avec sa propre vie. Ainsi, au cours de l’entre-deuxguerres, l’ancien combattant Isaac s’occupa-til beaucoup de l’histoire de la Première Guerre mondiale, et s’engagea-t-il de manière originale dans le débat sur les responsabilités, rejetant l’idée facile de les faire porter aux seuls Empires centraux. Mais surtout, alors que l’historien s’interrogeait sur les racines profondes de l’antisémitisme et qu’il préparait une étude à ce sujet, au cœur des drames de la Seconde Guerre mondiale, il échappa de peu à des rafles qui coûtèrent la vie à ses proches, sa femme Laure et sa fille Juliette, juste parce qu’elles s’appelaient Isaac.

Dès lors, comment survivre au désastre? Jules Isaac survécut notamment par ses travaux érudits sur l’antisémitisme, Jésus et Israël et Genèse de l’antisémitisme (qui a récemment été réédité dans la collection 10/18), par sa dénonciation systématique du terrible décalage entre les textes bibliques et l’enseignement chrétien comme source de l’antisémitisme et par son engagement, à la fin de sa vie, pour un rapprochement entre judaïsme et christianisme.

Dans sa thèse sur l’histoire de l’enseignement de l’histoire dans les lycées, Evelyne Hery évoque elle aussi à plusieurs reprises la figure de Jules Isaac et le caractère novateur, pour l’époque au cours de laquelle il a exercé la fonction d’inspecteur général, de ses propositions. Par ailleurs, nous l’avons vu, la vie de cet historien a été marquée par des drames personnels et toute une série d’engagements. Cela dit, André Kaspi insiste avec force, dans la conclusion de cette fort belle biographie, sur le fait que, décidément, Jules Isaac reste à ses yeux parfaitement inclassable…

Charles HeimbergInstitut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

 

Knowing, Teaching & Learning History – STEARNS et al (CC)

STEARNS, Peter. SEIXAS, Peter; WINEBURG, Sam Wineburg (éd.).  Knowing, Teaching & Learning History. New York: University Press, 2000. 482p. Resenha de: Philippe Haeberli. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.2, p.284-288, 2002.

Publié en association avec l’American Historical Association, cet ouvrage de près de 500 pages est issu d’un congrès tenu à la Carnegie Mellon University en novembre 1998. Il réunit une vingtaine de communications d’un panel de chercheurs anglo-saxons venus d’horizons différents (éducation, enseignement, histoire, psychologie, sociologie, sciences cognitives, sciences politiques…) et s’intéressant aux développements récents de la recherche sur l’enseignement et l’apprentissage de l’histoire. La volonté des éditeurs Peter Stearns, historien, Peter Seixas, spécialiste en plan d’études (curriculum) et ancien enseignant d’histoire au secondaire et Sam Wineburg, psychologue spécialisé dans les problèmes d’éducation, est de combler avec cet ouvrage une lacune, estimant que les historiens n’ont pas donné d’écho suffisant à l’intérêt grandissant du public américain pour la question de l’histoire à l’école. En effet, dès 1995 et la mise en débat au Congrès américain, on a assisté à une médiatisation croissante outreatlantique de la question de l’histoire à l’école. Des pratiques dans lesquelles des historiens non-professionnels évoquent, narrent ou utilisent des représentations du passé (commémorations, expositions, fictions, films…), l’enseignement scolaire de l’histoire reste, de l’avis des éditeurs, le parent pauvre de la recherche historique.

La question qui sert de fil rouge à l’ensemble des communications tourne autour de la fonction attribuée à l’histoire à l’école: cette dernière estelle principalement un héritage non-critique destiné à transmettre une certaine version du passé ou la version élémentaire de la discipline historique au sein de laquelle la dimension critique domine et que certains pourront développer plus tard à l’université? Les auteurs démontrent tout au long de l’ouvrage que la question de l’enseignement de l’histoire ne se réduit pas aux débats à propos des faits historiques à enseigner ou des identités à mettre en lumière, mais qu’il existe des compétences étroitement liées à la pratique de l’histoire qui constituent une base indispensable à l’exercice de la critique et qui, à ce titre, doivent être enseignées aux élèves.

L’approche sur laquelle l’ensemble des contributeurs s’accordent est épistémologique et culturelle. La séparation entre le contenu et les processus d’apprentissage est considérée comme artificielle et dangereuse. Il est entendu pour tous que le processus de communiquer des connaissances sur le passé est, avant tout, un acte qui charrie des messages implicites sur ce que signifie « être historique » dans une société moderne. Pour paraphraser le philosophe américain de l’histoire Hayden White, il y a énormément de contenu dans la forme. D’un acte purement technique, l’acte d’enseigner est considéré comme un acte culturel où se posent les questions de la nature du savoir, du rôle de l’élève et de l’enseignant dans la production de l’histoire. La classe peut ainsi devenir un des lieux du débat démocratique autour de la question de la signification de l’histoire.

La didactique de l’histoire étant un champ récent, elle cherche encore sa légitimité. Les auteurs énoncent trois références possibles: la ’révolution cognitive’ dans l’apprentissage et l’enseignement, comme l’a dénommée Howard Gardner, grâce à laquelle on est passé d’une pédagogie centrée sur les comportements à une attention particulière attribuée à la signification et au sens donnés aux actes d’enseignement; l’ouverture des débats historiographiques aux différents groupes minoritaires composant la société américaine; un intérêt accru pour les questions de conscience historique, de mémoire collective, et de présentation publique de l’histoire.

L’ouvrage se découpe en quatre parties et les articles sont classés par thèmes de la manière suivante:

1° Les choix, les croyances et la compréhension

Quelle histoire doit être enseignée? L’enseignement de l’histoire implique des choix de contenu. Sur quels critères opérer ces choix? Deux historiens, Gary B. Nash et Ross E. Dunn font la suggestion suivante: soit les choix sont dûment explicités par les enseignants (comme c’est le cas dans le domaine de la recherche historique), soit ils font l’objet de discussions entre enseignants et élèves. Voilà pour la forme. Sur le fond, Nash et Dunn défendent la thèse que le contenu devrait être celui d’une histoire mondiale libérée des questions identitaires et de la recherche des origines. L’important étant pour eux les questions épistémologiques liées à cette histoire. Citant l’historienne Marylin Waldmann, Dunn finit son article par ces mots: «I think we need to stop arguing over which books to read or which cultures to study and start talking about which questions to ask » (p. 137).

2° Représentations partagées

Quel rôle pour l’histoire dans le projet identitaire? Dans quelle mesure les croyances à propos du passé influencent-elles le citoyen dans la compréhension qu’il a de lui-même et du monde qui l’entoure? James V. Wertsch, psychologue, apporte des éléments de réponse à ces questions. Il a pu conclure de ses recherches sur la conscience historique menées en Estonie qu’il existe deux actes mentaux de nature différente dans les jugements sur le passé. La croyance et le savoir (’belief ’ et ’knowledge’). Il observe que les gens stockent dans leur mémoire des constructions souvent très élaborées d’histoire officielle tout en continuant à croire profondément des récits alternatifs, voire contraires sur le passé.

Chose intéressante, les croyances même si elles sont souvent plus incohérentes que les connaissances, contribuent, selon Wertsch, beaucoup plus que ces dernières, à la constitution de l’identité et des conceptions politiques ou morales de la personne. Roy Rosenzweig a mené quant à lui une étude sur les représentations et l’utilisation des adultes américains à propos du passé dont les conclusions se montrent plutôt positives quant à l’importance accordée à l’histoire comme instrument de dialogue entre le passé et le présent. Enquête de même nature, mais effectuée de l’autre côté de l’Atlantique, l’enquête Youth and History dirigée par Bodo Von Borries, ancien enseignant reconverti dans la recherche en éducation, réalisée auprès de 32’000 jeunes en Europe et au Moyen Orient, démontre une certaine ignorance des méthodes d’enseignement ’ouvertes’ et ’centrées sur l’élève’ issues de 25 ans de réforme scolaire, autant chez les élèves que chez les enseignants interrogés. Empiriquement, les méthodes traditionnelles de l’enseignement de l’histoire semblent même donner des résultats supérieurs aux méthodes nouvelles selon les standards de l’enquête. Ces résultats exigent, selon von Borries, un réexamen de la légitimation théorique et normative de ces nouvelles méthodes d’enseignement de l’histoire. Linda S. Levstik décrit le décalage entre les attentes des élèves sur les aspects négatifs de l’histoire nationale (en l’occurrence américaine) et les réticences des enseignants à aborder des sujets et récits historiques polémiques, diviseurs ou même alternatifs pour la raison qu’ils n’ont rien à voir avec la formation identitaire des élèves. De manière générale, les questions relatives aux conceptions que les élèves peuvent avoir sur la méthode historique (quelle source historique croire? comment se comporter devant des sources conflictuelles? la nature réelle de l’argument historique?) sont discutées par la majorité des intervenants. Elles font l’objet de belles controverses et soulèvent une question pertinente: comment aborder dans la classe les différences de conceptions sur la manière d’étudier le passé? James F. Voss et Jennifer Wiley cherchent à répondre à deux questions liées intimement à l’écriture de l’histoire: présenter des segments de textes historiques séparément (textes multiples) produit-il de meilleures performances que de présenter le segment comme un seul texte? Et écrire un essai argumentatif sur un sujet historique produit-il des performances supérieures à écrire un autre type d’essai, comme le texte narratif? Dans un article surprenant, Sam Wineburg se demande quelles représentations du passé les jeunes acquièrent à travers les médias, la culture populaire, l’église et la vie familiale et comment ils les acquièrent. Son postulat de base est celui de la micro-histoire: il faut aller voir si les théories sociologiques générales se vérifient dans les représentations des individus. Autre interrogation plutôt provocatrice soulevée par Wineburg: et si les représentations produits par les médias et la culture populaire peuplaient la conscience historique américaine plutôt que celles issues du contenu des cours d’histoire à l’école? Son opinion sur la question est pour le moins atypique:

« Rather than pretending that we can do away with popular culture – confiscate videos, banish grunge rock and rap music, magnetize Nintendo games, and unplug MTV and the Movie Channel-we might well try to understand how these forces shape historical consciousness and how they might be used, rather than spurned or simply ignored, to advance student’s historical understanding » (p. 323).

Peter Lee et Rosalyn Ashby estiment que la progression des représentations des élèves à propos de la discipline historique est une donnée importante à prendre en compte par les enseignants et les programmes. Ils cherchent ainsi à déterminer les différences de compréhension de l’histoire comme forme de savoir qu’il peut exister entre des enfants de 7 ans et des enfants de 14 ans. Leur enquête à laquelle ont participé 500 élèves anglais porte sur ce qu’ils appellent les idées de second-ordre (concepts de preuve, de changement, d’explication ou de récit historique) par opposition à l’histoire substantive qui concerne le contenu historique proprement dit. Les questions qui ont intéressé Lee et Ashby sont par exemple: qu’est-ce qu’un savoir à propos du passé? Quel genre de problèmes aborde l’histoire? Comment expliquer les différences dans les récits historiques? Comment expliquer les différences d’opinion entre auteurs?

3° Entre mémoire collective et histoire critique

La tension entre passé critique et passé utilisable est développée dans un certain nombre de communications. La question du but politique visé par l’enseignement de l’histoire est alors clairement posée. Peter Seixas expose et critique une alternative au choix cornélien entre mémoire collective et histoire critique, à savoir la perspective post-moderniste de l’histoire inspiré des écrits de Michel Foucault pour la rejeter en mettant le doigt sur les dangers de nihilisme et de relativisme extrême qu’entraîne cette position.

4° Recommandations pour des réformes (modèles pour enseigner)

Certains auteurs, praticiens, proposent des innovations qui pourraient servir de modèles pour la classe. Robert B. Bain, enseignant d’histoire à l’école secondaire pendant 26 ans, montre comment les sciences cognitives et la psychologie culturelle lui ont été utiles pour développer des nouvelles techniques d’apprentissage. Veronika Boix-Mansilla s’intéresse plus particulièrement à la relation passé-présent. Elle dénonce la subordination de l’histoire à des valeurs aussi respectables soient-elles (démocratie, droits de l’homme, identité nationale) et la transformation de l’histoire en leçons de morale ou en dogmes servant à diriger les comportements dans le présent. Elle suggère que les liens que font les élèves entre des événements historiques et des événements actuels sont souvent simplistes, quand ils ne sont pas faux. En utilisant une étude où les élèves devaient appliquer ce qu’ils savaient de l’Holocauste pour expliquer le génocide rwandais de 1994, BoixMansilla illustre sa suggestion. Peter Stearns identifie et discute des activités particulières à l’analyse historique rencontrées par des élèves de l’Université dans son cours sur l’histoire mondiale dont la comparaison interculturelle, la vérification de théorie et l’explication du changement en histoire. Il relève et souligne que ces activités requièrent certains savoirs que les enseignants secondaires négligent ou qu’ils considèrent comme déjà acquis par les élèves. Psychologue et linguiste, Charles A. Perfetti propose un outil informatique s’inspirant de recherches dans le domaine des sciences cognitives pour aider les élèves de secondaire à faire des liens entre différents documents historiques traitant du même sujet, partant, pour enseigner l’histoire à l’aide d’une multiplicité de documents. Quant à Diane Ravitch, historienne de l’éducation, elle considère qu’un des enjeux clés pour une réforme réside dans la formation des enseignants chez qui il existe, selon elle, trop souvent des lacunes dans le savoir historique. Or, remarque-t-elle, comment des enseignants à qui il manque les connaissances de base peuvent-ils enseigner ce qu’ils ne savent pas aux élèves? Le contenu d’un cours académique réservé aux enseignants historiens pose problème. Sur quel aspect du futur métier de l’enseignant mettre l’accent? G. Williamson et McDiarmid, tous deux professeurs d’histoire, et Peter Vinten-Johansen, professeur d’éducation, ont tenté de mettre en commun leur savoir au service des futurs enseignants dans un cours de méthodes d’enseignement historiques donné à l’Université de Michigan.

Nous retiendrons de cet ouvrage trois aspects susceptibles de nourrir la réflexion sur l’enseignement et l’apprentissage de l’histoire. L’approche pluridisciplinaire et en particulier la participation importante de chercheurs issus de la psychologie semblent enrichir le traitement et les réponses à des questions aussi complexes et hétérogènes que celles posées par l’enseignement et l’apprentissage de l’histoire ; même si les compétences liées à la pratique de l’histoire et notamment le développement d’un sens critique chez l’élève se révèlent prioritaires pour les auteurs, ils n’en oublient pas moins la question du contenu enseigné. Celui-ci fait l’objet d’une réelle réflexion et de discussions sérieuses, entre autres autour de la dimension identitaire de l’enseignement de l’histoire ; enfin, cet ouvrage démontre ce qu’une collaboration entre chercheurs et praticiens peut apporter comme résultats fructueux.

Philippe Haeberli – Université de Genève.

Acessar publicação original

[IF]

 

Insegnare storia. Riflessioni a margine di un’esperienza di formazione – BALDOCCHI et al (CC)

BALDOCCHI, Umberto; BUCCIARELLI, Stefano; SODI, Stefano (a cura di). Insegnare storia. Riflessioni a margine di un’esperienza di formazione. Pise: Edizioni ETS, 2002. 278p. Resenha de: HEIMBERG, Charles. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.2, p.288-290, 2002.

Enseigner l’histoire, tel est le thème de cet ouvrage collectif qui émane des activités de formation des maîtres des Ecoles de spécialisation de l’enseignement secondaire (les SSIS, selon les initiales de leur dénomination italienne) de la région toscane (soit les antennes de Florence, de Sienne et de Pise). A travers de courtes mais riches contributions – beaucoup ont été rédigées par les trois coordinateurs du livre, mais leurs réflexions sont encore prolongées par de nombreuses interventions ponctuelles de chercheurs universitaires ou de spécialistes de questions particulières – c’est un véritable tour de la question, une évocation systématique, mais synthétique, des problèmes posés par la formation didactique en histoire qui est proposé aux lecteurs.

Ce regard italien sur la formation professionnelle des maîtres d’histoire de l’enseignement secondaire est évidemment inscrit dans un contexte particulier qui exerce largement son influence sur la problématique qui est décrite. Mais cela donne d’autant plus de sens, au-delà des différences culturelles, et malgré un cadre institutionnel fort différent, à toute une série de points communs, de difficultés partagées ou d’interrogations de nature analogue qui peuventêtre identifiées au fil de ces pages. Notamment au fait que, dans l’enseignement secondaire, ceux qui enseignent l’histoire enseignent aussi d’autres disciplines qui prennent souvent plus de place dans les esprits, ce qui ne les pousse pas spontanément à affronter la complexité réelle de l’enseignement de cette discipline.

Les grands chapitres proposés évoquent tour à tour les dimensions spatiales de l’histoire enseignée, sa programmation annuelle, les problèmes posés par les manuels scolaires, l’usage didactique des sources, celui des instruments électroniques de communication et les dimensions culturelles de l’histoire enseignée. Des questions aussi fondamentales que l’utilisation des sources orales, les réflexions sur l’historiographie et son histoire, ou l’éducation à la citoyenneté, font par ailleurs l’objet de développements particuliers.

Quelques options fortes de ce recueil d’articles méritent d’être soulignées en tant que telles, mais aussi parce qu’elles font largement écho à nos réflexions suisses-romandes ou francophones. Ainsi Mauro Ronzani insiste-t-il avec raison sur l’intérêt d’un usage didactique direct de sources historiques. Et Gaetano Greco sur l’intérêt d’une prise en considération de l’histoire de l’histoire, tout comme de celle de l’enseignement de l’histoire, pour la formation initiale des maîtres. Les pages sur la dimension spatiale de l’histoire enseignée plaident pour une pluralité de ces échelles en montrant surtout la nécessité d’éviter des trous noirs (l’absence de toute dimension régionale, celle de toute perspective extra-européenne, etc.). Et si Umberto Baldocchi insiste sur la nécessité de développer une véritable histoire européenne, ou même pan-européenne, les auteurs insistent tous sur la nécessité de concevoir une histoire globale qui sache concilier le particulier et le général en faisant interagir les différentes échelles considérées.

L’enseignant d’histoire est de plus en plus confronté à la nécessité de programmer son enseignement en fonction d’un certain nombre de critères, finalités et consignes. La recherche italienne en matière de didactique de l’histoire a développé la perspective de programmation modulaire de l’histoire enseignée. Ainsi un module, unité d’enseignement-apprentissage qui traite d’une manière globale un thème d’histoire dans un contexte donné, peut-il comprendre plusieurs unités didactiques et durer jusqu’à deux ou trois mois. S’il s’agit bien par-là de rompre avec une histoire narrative, linéaire et encyclopédique, ce n’est pas pour autant un renversement de l’histoire enseignée ne privilégiant que l’entrée thématique et conceptuelle. De fait, notamment parce que la dimension diachronique et temporelle ne doit pas être évacuée, beaucoup d’enseignants pratiquent déjà sans le revendiquer, ni parfois le savoir, un enseignement-apprentissage de l’histoire qui va dans le sens de cette vision modulaire.

La question des manuels scolaires est évidemment significative. Du point de vue historique, il est fait mention d’une enquête d’Antonio Brusa montrant qu’au cours des années soixante, les manuels italiens étaient passés d’une fonction strictement narrative, l’enseignant devant raconter l’histoire avec le manuel, à une fonction documentaire, les élèves devant lire eux-mêmes le manuel et apprendre à utiliser un appareil éditorial (titres et sous-titres, glossaires, renvois de pages, etc.) toujours plus complexe. Et Umberto Baldocchi note en particulier que le paradigme romantico-national sur lequel ces manuels étaient basés induisit également, et pendant longtemps, une toute-puissance de la causalité qui empêchait de donner à voir dans l’histoire l’existence d’acteurs tentant librement d’agir sur le cours des événements ; et une conception très simplifiée de cette causalité (d’où le piège de la cause unique, notamment en l’absence de toute vision complexe et systémique des relations internationales dans l’exemple de la Grande Guerre). Cependant, le contenu de ces manuels ne dit pas tout, loin s’en faut, des pratiques réelles en classe. Aussi Stefano Sodi, à partir d’une analyse typologique et critique des manuels disponibles, évoque-t-il de son côté quelques manières dont ils pourraient être utilisés à bon escient.

L’ouvrage comprend des exemples de modules d’enseignement-apprentissage, ainsi que des propositions de sources pouvant faire l’objet d’unités didactiques. Dans une section consacrée à l’enseignement de l’historiographie, et à propos de l’origine du capitalisme, Alberta Patacchini développe en particulier la manière dont les élèves pourraient être amenés à comparer, en les schématisant, des points de vue différents sur tel ou tel phénomène historique. Enfin, la question des images, qui peuvent être à la fois des documents d’histoire et des supports pour la raconter, est traitée par Luca Baldassira qui insiste à juste titre sur les problèmes nouveaux qu’elles posent à la notion de vérité en histoire.

La dernière section de l’ouvrage regroupe deux thèmes tout à fait essentiels, mais sous l’étrange intitulé commun de dimension culturelle de l’histoire enseignée. Ainsi l’intérêt d’une histoire des genres, et pas seulement d’une histoire des femmes, comme prise en compte des interactions sociales liées aux sexes dans toute société humaine est-il notamment défendu avec pertinence par Simonetta Soldani. Alors que les débats italiens sur l’éducation civique sont également évoqués.

Plusieurs auteurs font allusion à des faits d’actualité qui ont marqué l’histoire scolaire italienne de ces dernières années: la volonté – absolument indéfendable dans une démocratie digne de ce nom – de certaines instances politiques de pratiquer une censure sur les manuels d’histoire pour décider elles-mêmes de leur contenu, surtout en matière d’histoire contemporaine ; le décret ministériel qui renforça il y a quelques années l’enseignement de l’histoire du XXe siècle en prévoyant de lui consacrer la dernière année de chaque cycle de formation ; le projet de nouveau curriculum de l’histoire enseignée, rejeté en fin de compte par le nouveau gouvernement, qui prévoyait de ne plus répéter à plusieurs reprises un enseignement chronologique de l’histoire et fit l’objet de réactions très contrastées parmi les historiens (voir les deux pétitions publiées dans le n° 1 du cartable de Clio, ainsi que l’article de Luigi Cajani et le projet de curriculum italien dans le présent volume).

Cette vision d’ensemble de l’histoire enseignée et des problèmes qu’elle pose dans une perspective de formation des maîtres, qui est bien sûr trop succinctement présentée ici, est donc des plus intéressante. Peut-être la définition même de l’histoire, c’est-à-dire l’explicitation de son apport spécifique au regard critique sur le monde qui devrait se construire au cours du cursus scolaire aurait-elle pu être développée avec plus de précision. Mais cette question de la nature de la pensée historique en matière d’enseignement-apprentissage devrait sans doute faire l’objet d’un vaste débat international, dans une perspective comparative. Ce à quoi cette très intéressante publication toscane ne pourra que contribuer utilement.

Charles Heimberg – Institut de formation des maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

Cognitive and instructional processes in history and the social sciences – CARRETERO; VOSS (CC)

CARRETERO, Mario; VOSS, James F. (éd.). Cognitive and instructional processes in history and the social sciences. Hillsdale, New Jersey: Lawrence Erlbaum Associates, 1994, 455p. Resenha de: FINK, Nadine. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.1, p.214-216, 2001.

Les débats portant sur l’enseignement de l’histoire et des sciences sociales génèrent controverses et conflits dans la plupart desays occidentaux. Au-delà des enjeux péda- gogiques, cet intérêt découle aussi de la dimension politique et culturelle qui lui est conférée et dont il s’agit de canaliser le pou- voir. L’ouvrage dont il est question ici est issu d’un congrès international, tenu en octobre 1992 à l’Université autonome de Madrid, portant sur les processus et modes de trans- mission et d’appropriation des sciences sociales, plus particulièrement de l’histoire. Il témoigne non seulement du développe- ment des recherches en la matière, mais aussi d’une réflexion qui se situe principalement et étonnamment en marge de la commu- nauté des historiens. Ainsi, les auteurs de Cognitive and instructional processes in his- tory and the social sciences, Mario Carretero et James F. Voss, sont-ils tous deux profes- seurs de psychologie, respectivement aux universités de Madrid et de Pittsburgh. Une vingtaine de conférenciers, des chercheurs scientifiques de six nationalités différentes (majoritairement Américains et Espagnols), présentent les résultats de recherches ayant pour objectif le développement de l’étude cognitive de l’histoire. Le livre est composé de dix-sept chapitres – le premier est intro- ductif – répartis en quatre parties théma- tiques, chacune étant complétée par une dis- cussion des chapitres qui la composent.

Les études rassemblées dans la première par- tie s’inscrivent dans une réflexion sur le pro- cessus de développement cognitif et s’inter- rogent sur les modalités d’apprentissage. Elles soulèvent des questions pertinentes sur l’acquisition et la compréhension de concepts et sur la nature des connaissances de l’enfant par rapport à celles de l’adulte. A. Berti montre que l’enfant ne maîtrise pas les concepts historiques et sociaux utilisés en histoire (par exemple « Etat »). J. Delval, considérant l’enfant comme un acteur à part entière de la société, relève les limites du transfert social, dans la mesure où le sujet n’intègre dans son environnement que la part d’informations qu’il peut comprendre. J. Torney-Purta évalue l’efficacité du proces- sus d’enseignement en le mettant en rapport avec le processus de développement de l’en- fant. Ses résultats rejoignent ceux des autres études dans une vision constructiviste de la connaissance historique et sociale, celle-ci apparaissant comme le produit d’une acti- vité mentale lente et non linéaire.

Les contributions de la seconde partie soulè- vent des enjeux importants relatifs aux méthodes d’enseignement et aux valeurs que les enseignants y attachent. O. Halldén, par exemple, soulève un paradoxe récurrent: afin de comprendre les faits qui composent l’ex- plication d’un événement, il faut comprendre l’explication supposée être constituée par ces mêmes faits. Dans ce sens, l’enseignement viserait à souligner les différentes interpréta- tions de preuves ainsi que les différents types de narrations. Dès lors, il s’agirait surtout de mettre l’accent sur les caractéristiques de la narration qui est en train d’être construite et de relier continuellement celle-ci aux faits mis en avant. Dans une perspective semblable, A. Rosa revient sur la question de savoir si les élèves sont à considérer uniquement comme des consommateurs de connaissances histo- riques ou également comme participant à sa construction. Ainsi, ces études mettent l’ac- cent sur l’importance, dans la formation des enseignants et des élèves, de l’acquisition de règles et d’outils méthodologiques, permet- tant notamment de prendre conscience d’une production historiographique tou- jours fonction des besoins spécifiques à une représentation donnée du passé. Les contributions de la troisième partie s’atta- chent à la nature du texte d’histoire et à la manière dont celui-ci est appris. Y sont étu- diées les représentations cognitives des élèves d’un certain nombre d’événements du passé, de même que les caractéristiques textuelles influant sur l’apprentissage. L’étude de Ch. Perfetti et al. montre que la qualité d’appren- tissage augmente lorsque les élèves sont confrontés à des textes de diverses natures et que l’essence de la controverse historique est explicite. Ainsi, les auteurs s’accordent à pen- ser que l’amélioration des méthodes d’ensei- gnement passe par les contenus et la cohé- rence des textes d’histoire. Ils proposent un enseignement axé sur la qualité plus que sur la quantité : choisir d’étudier peu de sujets, mais les explorer avec des méthodes réflexives – par exemple la controverse – est en mesure d’en- gendrer compréhension et apprentissage.

Les contributions de la dernière partie posent la question de savoir quels processus culturels et psychologiques sont à l’œuvre dans la pro- duction de représentations historiques et la manière dont ces processus opèrent en fonc- tion des différentes configurations sociocultu- relles. Par exemple, dans une étude réalisée à partir de dissertations d’étudiants de différents niveaux portant sur les causes de la chute de l’Union Soviétique, J.F. Voss et al. ont analysé la construction de la causalité, notamment le rôle accordé aux conditions ou aux acteurs. Leurs conclusions rejoignent celles des autres études présentées pour souligner la nécessité de prendre en compte les valeurs sociales et les attitudes idéologiques dans l’étude des proces- sus cognitifs. Tous les auteurs insistent sur l’importance à accorder au développement de l’esprit critique en tant qu’instrument de com- préhension des actions humaines. Dans ce sens, l’enseignement est envisagé à partir des modalités narratives. Il s’agit de toucher dès le départ aux questions relevant de l’épistémolo- gie, de développer la capacité à évaluer diffé- rentes alternatives d’un même événement – introduisant la causalité multiple par opposi- tion à une histoire univoque du passé –, et d’apprendre à coordonner théorie et preuve afin de construire une argumentation.

Combinant études empiriques – principale- ment des expériences quantitatives bien détaillées – et apports théoriques, les diffé- rentes contributions marquent un intérêt commun pour la recherche d’un langage didactique spécifique à la transmission des concepts et connaissances historiques aux élèves d’aujourd’hui. L’intérêt de telles études réside sans doute dans l’apport d’une perspective extérieure au milieu scolaire des objectifs que les enseignants parviennent ou ne parviennent pas à atteindre. Elles restent néanmoins marquées par un caractère pro- grammatique et normatif, dictant en quelque sorte les conduites à adopter dans l’enseignement, sans toujours tenir compte des conditions dans lesquelles celui-ci s’ef- fectue. On est dès lors tenté de se demander si les résultats de telles recherches scienti- fiques rencontrent les préoccupations des enseignants et si elles sont en mesure d’in- fluencer leurs pratiques. D’autre part, cer- taines questions restent ouvertes : quelle est la place que l’on souhaite accorder à l’his- toire dans le cursus scolaire ? Quel équilibre trouver entre l’enseignement de compétences et la matière historique ? Et ne s’agirait-il pas avant toutes choses de développer l’étude des bases épistémologiques de l’histoire ?

Cette publication est le premier volume d’une collection intitulée International Review of History Education. Le second volume, Learning and Reasoning in History, édité par les mêmes James F. Voss et Mario Carretero, paru en 1998, approfondit des thèmes abordés dans le premier volume : le langage et la narration historique. Il introduit une dimension nouvelle, à savoir l’utilisation de l’image audiovisuelle dans l’enseignement de l’histoire et élargit la réflexion à l’étude interculturelle de l’enseignement de l’his- toire. Il revient ainsi sur les préoccupations débattues au cours de ces dernières années, notamment sur l’importance à accorder à l’écriture de l’histoire, tout en ouvrant la perspective d’une collaboration internatio- nale dans les didactiques de l’histoire.

Nadine FinkUniversité de Genève

Acessar publicação original

[IF]

 

Historien, acteur du rapprochement judéo-chrétien – KASPI; ISAAC (CC)

KASPI, André; ISAAC, Jules. Historien, acteur du rapprochement judéo-chrétien. Paris: Plon, 258p. Resenha de: HEIMBERB, Charles. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.2, p.283-284, 2002.

On connaît surtout la figure de Jules Isaac pour la fameuse série dite « Malet-Isaac » de manuels d’histoire. Une récente biographie d’André Kaspi nous permet aujourd’hui de mieux prendre la mesure de la très grande richesse du parcours de cet historien et citoyen. En réalité, c’est un peu par hasard, et pour arrondir des fins de mois alors difficiles, que Jules Isaac, historien agrégé et collaborateur occasionnel des Cahiers de la Quinzaine, se lança d’abord dans des adaptations des manuels qui avaient été écrits par Albert Malet. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il a d’ailleurs très peu connu celui avec En prenant la responsabilité de leur refonte, Jules Isaac introduisit dans ces manuels, au fil de son récit historique, des documents authentiques, qui exprimaient parfois des points de vue différents, pour aider les élèves à construire leur esprit critique. Il exprima aussi quelques intentions ou points de vue louables, et fort modernes, comme celui-ci: « la vérité historique n’a pas de patrie, ne porte pas d’écharpe tricolore » (cité en page 93). Son œuvre, à nouveau remise sur le métier à partir de 1937, joua d’ailleurs un rôle de vecteur de l’innovation pédagogique. Les rapports que laissa le désormais inspecteur général montrèrent par ailleurs qu’il appelait de ses vœux un usage distancié de ce manuel conçu comme un instrument de travail au service des activités des élèves. Et même si cette immense entreprise pédagogique restait fille d’un temps où l’enseignement ne s’adressait qu’à une partie limitée des enfants de la République, elle n’en demeure pas moins d’une grande valeur documentaire tant pour l’histoire de l’éducation que pour nos réflexions d’aujourd’hui sur l’histoire enseignée.

D’autres aspects, et non des moindres, de la vie publique et privée de Jules Isaac sont encore abordés dans cette biographie. Ses recherches d’histoire, par exemple, portèrent beaucoup sur des thèmes qui n’étaient pas sans lien avec sa propre vie. Ainsi, au cours de l’entre-deuxguerres, l’ancien combattant Isaac s’occupa-til beaucoup de l’histoire de la Première Guerre mondiale, et s’engagea-t-il de manière originale dans le débat sur les responsabilités, rejetant l’idée facile de les faire porter aux seuls Empires centraux. Mais surtout, alors que l’historien s’interrogeait sur les racines profondes de l’antisémitisme et qu’il préparait une étude à ce sujet, au cœur des drames de la Seconde Guerre mondiale, il échappa de peu à des rafles qui coûtèrent la vie à ses proches, sa femme Laure et sa fille Juliette, juste parce qu’elles s’appelaient Isaac.

Dès lors, comment survivre au désastre? Jules Isaac survécut notamment par ses travaux érudits sur l’antisémitisme, Jésus et Israël et Genèse de l’antisémitisme (qui a récemment été réédité dans la collection 10/18), par sa dénonciation systématique du terrible décalage entre les textes bibliques et l’enseignement chrétien comme source de l’antisémitisme et par son engagement, à la fin de sa vie, pour un rapprochement entre judaïsme et christianisme.

Dans sa thèse sur l’histoire de l’enseignement de l’histoire dans les lycées, Evelyne Hery évoque elle aussi à plusieurs reprises la figure de Jules Isaac et le caractère novateur, pour l’époque au cours de laquelle il a exercé la fonction d’inspecteur général, de ses propositions. Par ailleurs, nous l’avons vu, la vie de cet historien a été marquée par des drames personnels et toute une série d’engagements. Cela dit, André Kaspi insiste avec force, dans la conclusion de cette fort belle biographie, sur le fait que, décidément, Jules Isaac reste à ses yeux parfaitement inclassable…

Charles HeimbergInstitut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

Les manuels de pédagogie. 1880-1920 – ROULLET (CC)

ROULLET, Michèle. Les manuels de pédagogie. 1880-1920. Paris: PUF (Education et For- mation), 2001, 187p. Resenha de: HEIMBERB, Charles. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.1, p.212-214, 2001.

Tiré d’une thèse de doctorat en sciences de l’éducation, l’ouvrage de Michèle Roullet sug- gère fortement, et à juste titre, de distinguer les intentions exprimées par les théories péda- gogiques et les réalisations concrètes en la matière. Etudiant un corpus de manuels pédagogiques utilisés dans les écoles normales françaises du tournant du siècle, il donne à voir l’état de ces « vérités moyennes » qui per- mettaient alors d’aboutir au brevet d’ensei- gnement primaire. Il rend également compte de la naissance officielle de deux sciences humaines complémentaires, la psychologie et son corollaire pratique, la pédagogie.

Alors que l’on a assisté récemment à une sorte de réhabilitation partielle des manuels scolaires, Michèle Roullet rappelle qu’ils ont souvent donné lieu à un trop-plein d’infor- mations lié au souci de leur auteur de faire bonne figure auprès de ses pairs. Et qu’ils ont été vertement dénoncés pour leur faculté d’éliminer les contradictions et de produire un discours consensuel, lisse et conforme. Or, ces caractères se trouvent encore accentués dans les manuels qui ont pour objectif de former des enseignants.

L’étude des avertissements ou préfaces de ces ouvrages montre que leurs auteurs déclarent volontiers n’avoir pas écrit un manuel ; c’est dire qu’ils se méfient a priori de cet outil prescriptif. En outre, des récits historiographiques portant sur la pédagogie sont souvent la forme masquée d’une légiti- mation des intentions du présent, de véritables histoire-écran procédant d’une téléologie justificative qui est peu productrice de sens. L’histoire est ainsi le vecteur d’une véritable leçon de choses, elle est mise au service de la pédagogie républicaine, mais elle n’est guère encline à démontrer la com- plexité des problèmes affrontés et des évolutions engagées.

La nouvelle science de l’éducation se pré- sente alors comme parfaitement rationnelle, elle est considérée comme le fruit d’une évo- lution linéaire vers le progrès. Elle manie pourtant les affirmations contradictoires avec une certaine légèreté et cache mal les limites critiques de ses propositions. En outre, elle a recours à des termes qui seront repris plus tard par Jean Piaget : l’accommo- dation et l’adaptation permettraient par exemple aux maîtres d’ajuster les contenus à présenter en classe pour faire en sorte qu’ils puissent être bien assimilés par les élèves. Ce qui implique alors une grande responsabilité de ces maîtres quant à choisir les différents contenus de leurs leçons.

Affirmant une rationalité libératrice, la nouvelle science pédagogique s’appuie notamment sur les procédés de l’induction et de la déduction pour concrétiser ses pro- pos, en insistant surtout sur l’induction qui obilise davantage l’observation que la démonstration. Elle va du particulier au plus général et suppose en tout cas de croire que tout objet s’inscrit dans un ordre stable qu’il s’agit de retrouver; que tout dépend de lois générales puisque tout ce qui arrive a une fin. Quant à la psychologie qui est mobilisée auprès des futurs enseignants, elle se veut avant tout rationnelle et suscep- tible d’affirmations fortes, mais en laissant toutefois la place à des dynamiques plus individuelles.

La plupart des manuels s’ouvrent sur le thème de l’éducation physique et affirment ainsi la nécessité d’éduquer le corps. Quant à l’éducation intellectuelle proprement dite, elle doit partir du jeu et d’activités concrètes pour permettre à l’enfant de faire des expé- riences. Mais elle doit surtout, au nom de la quête du juste milieu, privilégier le dévelop- pement de la Raison et contenir celui de l’imagination dans de justes proportions. Cela dit, l’école républicaine insiste surtout sur l’éducation civique et morale qui forme la volonté plutôt que le jugement. Or, la séparation de l’Eglise et de l’Etat en matière d’écoles publiques consiste d’abord à les ins- crire dans le climat intellectuel positiviste alors dominant. Toutefois, la laïcisation sco- laire est marquée par une forte ambiguïté et c’est souvent un discours religieux qui est tenu en réalité sous l’apparence de la rationa- lité. L’usage très fréquent de mots à caractère religieux – « vocation», « apostolat », etc. – pour évoquer le champ scolaire en témoigne largement. Ainsi, jusque-là, l’éducateur pen- sait que l’éduqué ne devait pas être façonné sur son propre modèle parce qu’il avait déjà reçu une autre empreinte divine. Désormais, c’est un Dieu rationalisé qui laisse les hommes devenir ce à quoi il les aurait prédestinés, ce qui justifie beaucoup mieux leur inégalité.

Mais cette conception nouvelle place les dis- cours des pédagogues dans le champ de l’idéologie. En d’autres termes, l’éducation morale de l’école républicaine vise à former des hommes libres, mais libres de se sou- mettre à la Raison ; elle est donc inculcatrice.

Les méthodes pédagogiques qui sont déve- loppées sont aussi très révélatrices. On trouve déjà à cette époque des formules comme « apprendre à apprendre » ou des éloges de la méthode active. Mais, encore une fois, l’autonomie qui est ici recherchée consiste d’abord en une capacité de maîtriser ses désirs et de vouloir développer pleine- ment ses connaissances. Elle est d’ailleurs conçue comme devant progresser sous l’in- fluence décisive et la conduite déterminée du maître. En outre, il s’agit davantage de valo- riser l’effort que le tâtonnement, une expé- rience objective qu’une démarche subjective de recherche. Enfin, l’effort et le plaisir devraient pouvoir se conjuguer dans le cadre d’une pédagogie qui évitera les difficultés inutiles et tiendra compte de la marche natu- relle de l’esprit.

La question du langage pédagogique est enfin analysée par Michèle Roullet dans ce contexte particulier où l’inductivisme sug- gère une toute-puissance de la description. Or, en confondant cette description avec l’exhortation morale, on risque de ne plus comprendre les métaphores utilisées par les pédagogues anciens. Ainsi la métaphore pédagogique risque-t-elle de n’être plus réduite qu’à une prétendue lecture de la réa- lité et l’injonction morale confondue avec une représentation du fonctionnement psy- chique. Les pédagogues qui s’expriment dans ce corpus de manuels destinés à de futurs enseignants aimeraient certes bien pouvoir ddévelopper leur propre langage, mais ils n’en sont pas vraiment capables et se méfient par- fois du caractère peu rationnel de la méta- phore. Leur langage procède tout de même d’une profusion d’informations, d’un usage marqué de métaphores horticoles autour de la notion de germination (une « naturalisa- tion des phénomènes psychologiques », selon l’expression de Michèle Roullet), d’assertions particulières qui sont répétées inlassable- ment, de la référence à des noms illustres, d’un usage multiplié des adjectifs, le tout s’orientant vers l’affirmation d’un certain modernisme. Cette rhétorique abuse de for- mules qui suggèrent l’innovation des choix autant que la neutralité des faits sur lesquels ils se fondent. Mais elle reste encore, à cette époque, plutôt hésitante et modérée.

Cette étude est très intéressante, mais elle n’échappe pas complètement aux défauts d’une histoire de l’éducation qui pourrait être mieux contextualisée. Par exemple, le court chapitre sur l’éducation physique aurait pu se référer à la fois à l’hygiénisme de la société de la fin du XIXe siècle et à son militarisme croissant dans la perspective nationaliste alors dominante. Et il aurait été utile de définir davantage ce fameux « moment Compay» qui est convoqué tout au long de l’ouvrage non pas seulement à travers ce qu’il a apporté à l’évolution de la pédagogie, mais aussi en interrogeant son et très enrichissant. Elle nous invite à la fois à nous méfier des usages publics – et téléolo- giques – de l’histoire de l’éducation et à prendre bien conscience de ce que pourrait être la force critique d’une véritable histoire qui affronte la complexité et les inévitables contradictions des discours pédagogiques. De ce point de vue, elle nous rappelle que certaines options font partie depuis fort longtemps de l’éventail des intentions nova- trices des pédagogues. Et qu’un certain lan- gage de l’innovation peut être observable à travers le temps, comme une sorte d’inva- riant (« les mots, des invariants qui évoluent » nous dit une belle formule utilisée à la page 154), mais sans avoir beaucoup d’effet. Elle nous incite aussi, en insistant sur le poids des mots et le sens de leur utilisation, à nous inspirer des contradictions, des tâton- nements et des modes de pensée des péda- gogues anciens dont elle a étudié les ouvrages pour appréhender avec un sens cri- tique plus appuyé certains discours pédago- giques d’aujourd’hui. Ainsi nous interpelle- t-elle sur le sens réel d’un engagement pédagogique qui reste évidemment néces- saire, mais qui gagnerait à être bien plus rigoureux, notamment pour ce qui concerne son langage et sa rhétorique. Ce qui consti- tue un beau défi.

Charles Heimberg, Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genèveorigine et sa fonction dans le cadre des   mutations de la société de l’époque, du tournant du siècle et de la Troisième République française, en rapport notamment avec les deux principales catégories de finalités sco- laires, d’ordre économique et politique.

La lecture de l’ouvrage de Michèle Roullet représente finalement un exercice fort utile et très enrichissant. Elle nous invite à la fois à nous méfier des usages publics – et téléolo- giques – de l’histoire de l’éducation et à prendre bien conscience de ce que pourrait être la force critique d’une véritable histoire qui affronte la complexité et les inévitables contradictions des discours pédagogiques. De ce point de vue, elle nous rappelle que certaines options font partie depuis fort longtemps de l’éventail des intentions nova- trices des pédagogues. Et qu’un certain lan- gage de l’innovation peut être observable à travers le temps, comme une sorte d’inva- riant (« les mots, des invariants qui évoluent » nous dit une belle formule utilisée à la page 154), mais sans avoir beaucoup d’effet. Elle nous incite aussi, en insistant sur le poids des mots et le sens de leur utilisation, à nous inspirer des contradictions, des tâton- nements et des modes de pensée des péda- gogues anciens dont elle a étudié les ouvrages pour appréhender avec un sens cri- tique plus appuyé certains discours pédago- giques d’aujourd’hui. Ainsi nous interpelle- t-elle sur le sens réel d’un engagement pédagogique qui reste évidemment néces- saire, mais qui gagnerait à être bien plus rigoureux, notamment pour ce qui concerne son langage et sa rhétorique. Ce qui consti- tue un beau défi.

Charles Heimberg – Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

Insegnare la storia come se i poveri, le donne e i bambini contassero qualcosa – BRAZIER (CC)

BRAZIER, Chris. Insegnare la storia come se i poveri, le donne e i bambini contassero qualcosa, avec la collaboration de Claudio Economi et Antonio Nanni. Turin: Editions Sonda, 2001 (1re éd. or. 1989 ; 1re éd. it. 1992), 240 p. Resenha de: HEIMBERG, Charles. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.1, p.217-218, 2001.

Brève histoire du monde, tel est le titre d’un court essai de Chris Brazier dont la traduction en italien constitue l’essentiel de ce petit volume. Paru à l’origine, il y a une douzaine d’années, dans la revue New Internationalist, ce texte constitue une tentative de décloison- ner l’histoire enseignée, de l’ouvrir à une approche plus universelle et plus attentive à toutes les composantes de l’aventure humaine (y compris, comme l’indique le sous-titre, du point de vue des pauvres, des femmes et des enfants).

L’orientation de ce bref récit de l’histoire universelle est clairement annoncée : elle est à la fois écologiste et internationaliste, elle se veut d’abord attentive au point de vue des opprimés et des dominés. En tant que telle, elle est aussi profondément discutable, notamment quand l’auteur remet en question l’idée de progrès en désignant désormais le conservatisme comme correspon- dant à une attitude de préservation de l’avenir de la planète, en termes de développement durable et d’un point de vue écolo- giste. Ce qui revient à liquider, par un ren- versement des points de vue, deux siècles de luttes politiques et sociales pour la démocra- tie et les droits humains (p. 193).

La lecture de cet essai ouvre toutefois des portes sur des mondes ou des domaines trop longtemps ignorés. Par exemple, l’auteur voque le génocide des peuples aborigènes en Australie. Ou les apports si riches, mais tellenent négligés, de la civilisation indienne. Malheureusement, la brièveté de la démarche l’enferme forcément dans une vision par- tielle, à tel point qu’il n’évoque même pas, par exemple, un événement aussi révélateur et symbolique que les massacres coloniaux de Sétif de mai 1945. En fin de compte, nous avons là une version anglo-saxonne de la démarche originale de reconstruction d’un récit historique sans emprise nationale que l’historienne Suzanne Citron a déjà engagée dans l’espace francophone (voir L’histoire des hommes, Paris, Syros, 1996).

Tous les chapitres de cette histoire universelle renouvelée donnent lieu à des proposi- tions de lecture, souvent fort judicieuses, mais qui ne concernent que les publications en italien. Et cette démarche, complétée par une mise au point transalpine portant sur la dernière décennie, est fort intéressante. Elle reste cependant très incomplète. Non seule- ment parce qu’un nombre de pages si limitéempêchait d’embrasser vraiment tous les aspects significatifs de l’histoire humaine. Mais surtout parce que le renouvellement de l’histoire enseignée ne saurait se contenter seulement d’une ouverture thématique – attentive à l’histoire des minorités comme à la diversité des points de vue possibles – dans la mesure où il doit s’interroger également sur la manière de proposer aux élèves la construc- tion d’une véritable pensée historique.

Charles Heimberg – Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

Comment on enseigne l’histoire à nos enfants – COMELLI (CC)

COMELLI, Dominique. Comment on enseigne l’histoire à nos enfants. Nantes : Librairie L’Atalante – Comme un accordéon, 2001. 109p. Resenha de: HEIMBERG, Charles. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.1, p.218-219, 2001.

Ce petit livre, très incisif, sur l’histoire enseignée se lit avec plaisir et intérêt. Il émane d’une enseignante française qui est aussi syndicaliste et se soucie par ailleurs des perceptions des parents d’élèves. Son point de vue est original et ses conclusions, qui nous paraissent pouvoir être largement partagées, partent d’un assez triste constat qui est sans doute, et malheureusement, incontestable : beaucoup trop d’élèves, en effet, s’ennuient au cours d’histoire, et pas seulement dans l’univers de Harry Potter.

Ainsi l’ouvrage propose-t-il une réflexion synthétique, fondée sur une riche expérience personnelle et quelques références bibliographiques fort bien ciblées. En historienne, Dominique Comelli sait aussi inscrire ses observations dans une lente évolution dont elle rappelle les grandes lignes. Evidemment, sa démarche dépend des réalités de la situa- tion française, d’où bien des précisions cri tiques sur la manière dont y sont élaborés les programmes d’histoire. Mais les problèmes qu’elle soulève se posent également en dehors de l’Hexagone.

L’une des questions essentielles qui sont abordées par l’enseignante concerne notam- ment la toute-puissance du roman national, et la volonté officielle de construire une iden- tité nationale à partir de l’histoire enseignée. Cette injonction patrimoniale est-elle vrai- ment indispensable? Et de quel droit s’im- pose-t-elle dans des programmes qui ne sont guère discutés et ne tiennent pas compte des évolutions récentes de l’histoire scientifique ? La domination des activités – et des exi- gences – de mémorisation ne cache-t-elle pas en fin de compte une incapacité de par- tir des préoccupations des élèves pour leur permettre de construire du sens à partir de l’histoire ? Et qu’en est-il, dans le récit linéaire de l’histoire scolaire qui est ainsi induite, de la pluralité des possibles, du poids de l’incertitude, des expériences humaines successives que l’histoire, la vraie, permet de reconstruire?

Que cette histoire enseignée soit ainsi réduite à l’état de « squelette factuel » explique pour une large part cet ennui qui la poursuit. Et la conclusion de Dominique Comelli pourrait figurer en exergue de notre revue tant elle exprime avec pertinence, et en des termes très évocateurs, ce qui est l’enjeu principal du renouvellement de cette discipline scolaire :

« C’est vrai, toutes ces démarches prennent du temps.

Mais pourquoi vouloir tout faire, tout dire ? Ne vaut-il pas mieux choisir des moments que l’on approfondira ?

Vouloir donner aux élèves une fresque simplifiée du monde et du passé était peut-être un objectif

louable quand les livres étaient rares et chers et quand les enfants, une fois l’école quittée, avaient peu de chances d’enrichir leurs connais- sances. Mais ce n’est plus le cas maintenant. Mieux vaut avoir le mode d’emploi de l’his- toire pour pouvoir l’écrire à son tour. »

Charles Heimberg – Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève.

Acessar publicação original

[IF]

 

Enseigner le présent, le passé et le possible – BRUNER (CC)

BRUNER, Jerome. « Enseigner le présent, le passé et le possible ». In: L’éducation entrée dans la culture. Les problèmes de l’école à la lumière de la psychologie cultu- relle (The Culture of Education, Harvard College 1996, traduit de l’anglais par Yves Bonvin). Paris: Retz, 1996. pp. 111-126. Resenha de: BUGNARD, Pierre-Philippe. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.1, p.219-222, 2001.

Ce bref chapitre constitue en fait un mani- feste élégant et convaincant pour une pédagogie du problème par le récit, notamment en histoire enseignée : le socio-constructivisme raconté à tous ! Bruner part d’un constat : l’absence « choquante » de tout inté- rêt porté à la manière dont les enseignants enseignent et les élèvent apprennent. A par- tir de là, il propose une nouvelle culture de l’apprentissage qui passe par le récit, au moyen de quatre « idées » :

1. La « réflexion ». Depuis le XVIIe siècle, on pense qu’« expliquer » de manière causale – en recourant à une théorie, c’est-à-dire à ce que la science considère comme un idéal – suffit pour faire « comprendre ». Au XIXe siècle, le positivisme « anti-illusion- niste » reproche aux sciences « molles » – l’histoire, les sciences humaines, la littéra- ture… – de se borner à « enrichir l’esprit» sans jamais se soucier de la preuve des choses. Pourtant, la vieille Europe continue à guerroyer, rejouant inlassablement toutes les histoires que l’Histoire raconte, avec la socio- logie et la littérature, ces disciplines qui jus- tement ne seraient bonnes qu’à « enrichir l’esprit » ! Or,

« Les gaz mortels et la Grosse Bertha étaient peut-être les fruits empoisonnés des sciences vérifiables, mais la pulsion qui nous avait amenés à les mettre en action venait, elle, de ces histoires que nous nous racontions. N’était- il pas temps que nous tentions de mieux com- prendre leur puissance, d’étudier comment les histoires et les récits historiques sont bâtis et ce qui, en eux, porte les peuples à vivre ensemble ou, au contraire, à s’estropier et à se massa- crer ?» (p. 115)

Comment faire pour amener une nouvelle génération à réexaminer notre histoire ?

« Comment éviter de nous tromper encore une fois ?» lance Bruner. Et bien justement, le premier quart du XXe siècle a opéré un « tournant interprétatif », d’abord dans le théâtre, puis dans la littérature, l’histoire, dans les sciences sociales, en épistémolo- gie… dans l’éducation, enfin. La nouvelle finalité, c’est désormais de comprendre, pas d’expliquer ! Instrument privilégié de ce nouveau paradigme : le récit, avec une exi- gence de « vérisimilarité », d’atteindre « ce qui ressemble à la vérité », la « vérité », ici, n’étant ni atteignable, ni vérifiable. Raconter des histoires pour comprendre, c’est bien plus que d’enrichir l’esprit : il s’agit d’une didactique que Kierkegaard (✝ 1855) a sug- géré depuis longtemps : « sans ces histoires, disait-il, nous en sommes réduits à avoir peur et à trembler. »

Aussi Bruner réclame-t-il que les méthodes interprétatives ou narratives de l’histoire soient enseignées avec la rigueur de l’explica- tion scientifique, hors de tout procédé rhéto- rique (Voir aussi un autre chapitre de Bru- ner : « Les sciences par les récits »). L’histoire devient alors une discipline qui vise à com- prendre le passé et pas seulement à raconter « ce qui est arrivé ». On apprend aux enfants à devenir historien en ne les traitant pas comme des « consommateurs d’histoires bien « propres » et soigneusement conser- vées ». Certains crieront au bradage des valeurs les plus sacrées par l’usage d’une « épistémologie pragmatique » ! Or ce qui est sacré, selon Bruner, et mérite le respect, c’est au contraire

«Toute analyse du passé, du présent et du pos- sible qui est bien faite, bien argumentée, scru- puleusement documentée et menée selon une perspective honnête. (…) Réfléchir avec rigueur et respect aux différentes «histoires » qui nous disent où en sont les choses (sans «effacer » celles qui nous gênent), n’est en rien contradictoire avec la pensée scientifique. »

Bruner propose en exemple une histoire « très intéressante », réclamant le recours à une théorie explicative précise et qui, construite par les élèves, leur permettrait de découvrir quand ils ont besoin d’une théorie et plus seulement d’une histoire : « Comment sommes-nous arrivés à ce que les trois quarts de la richesse de la nation soient entre les mains du quart de la population ?» (Suisse 1990 : 57,2 % de la fortune déclarée aux mains de 7,6 % des contribuables). Et on voudrait ajouter : « Alors que la Révolution française s’opposait déjà à ce qu’un quart des contribuables n’amasse deux tiers des richesses recensées»! On voit mieux, ainsi, ce qu’il faut entendre par une histoire « gênante ».

2 et 3. L’aptitude à agir et la collaboration. Ici, Bruner procède par opposition des contraires. L’idéologie anglo-américaine empirique de l’« apprentissage », théorisée par Locke, conçoit l’esprit comme une « tablette de cire » sur laquelle l’environne- ment grave un message indélébile, concep- tion de l’apprentissage à la fois solitaire et passive. Cette conception s’oppose à tout ce qu’on a découvert depuis et qui aboutit au contraire à considérer l’esprit comme « actif », à l’orienter vers la résolution de problèmes » : ce qui « entre » dans l’esprit dépend davantage des hypothèses, moyen- nant heuristique (stratégies et prises de déci- sion), que de ce qui sollicite les sens. Et ce qui a été aussi découvert, c’est que nous n’apprenons pas seuls et sans aide, « nus devant le monde » : c’est l’échange de la parole qui rend possible l’apprentissage, par la collaboration, par un processus discursif que nous exerçons en fait dès notre plus jeune âge. Ainsi, dans le projet pilote d’Oak- land (Californie) qu’Ann Brown a mené dans les années 1970,

« Non seulement les enfants émettent leurs propres hypothèses, mais ils les négocient avec les autres, y compris avec leurs enseignants. Ils occupent d’ailleurs aussi le rôle de l’ensei- gnant, offrant leur expertise à ceux qui en ont moins. » (p. 119)

Dans l’acquisition de cette « culture-mise-en- pratique » utile pour la vie, quel que soit son milieu social, les enfants apprennent à distin- guer récit explicatif et récit interprétatif. Ils apprécient le rôle de l’ethnographe qui fait périodiquement le point sur la manière dont évolue la collaboration et ils se montrent bien plus critiques que leurs propres enseignants. En maniant le récit, ils apprennent à penseren fonction du schéma : « histoire » = un Agent cherchant à atteindre un But dans un Cadre reconnaissable à l’aide de certains Moyens. Un défaut survient-il entre les diffé- rentes composantes de l’histoire, et voilà l’Obstacle qui justifie qu’on la raconte. C’est le prologue du récit qui installe les circons- tances initiales de l’histoire (Agent, But, Cadre, Moyens). L’action se déroule ensuite en conduisant à l’Obstacle et c’est la rupture (la violation de ce à quoi l’on s’attendait comme légitime). A partir de là, on assiste soit à un retour de la légitimité, soit à un changement révolutionnaire installant une nouvelle légitimité. Enfin, l’histoire se ter- mine par une conclusion cherchant à évaluer ce qui s’est passé.

Le schéma du récit proposé par Bruner comme support à l’apprentissage de la pen- sée ne correspond-il pas, en fait, à l’accep- tion du concept grec de  : une rela- tion débouchant sur un rapport, le tout faisant une « enquête » ? Ainsi, toute repré- sentation du monde pourra faire sens dès lors qu’on l’insère dans une structure narra- tive. Vladimir Propp (Morphologie du songe, Paris, Seuil, 1970) affirme même qu’il n’y en a que quatre, souligne Bruner : la tragédie, la comédie, le roman et l’ironie. Ce sont ces structures d’une extrême abstraction, quasi algébrique, qui permettent à une infinité d’histoires d’exprimer le monde, donc d’en attester une compréhension sans qu’il soit « expliqué », livré, servi en vulgates apprêtées pour la consommation…: autant de mises en scène possibles d’un réel problématique, refoulé… sommé de se rendre à la raison de l’apprenant…

Il est étonnant de voir, selon Bruner, com- bien on devient rapidement habile à rendre clair un texte, armé de ces quelques données sur la structure formelle des récits, que l’on soit critique littéraire, psychologue, juriste, historien, professeur ou enfant !

« C’est une idée très contestable de penser que les enseignants et leurs élèves ne peuvent abor- der les problèmes narratifs avec la même com- pétence et la même ouverture d’esprit, et en tirer le même bénéfice en terme de conscience de soi. (…) L’analyse narrative réalisée en col- laboration ne se solde pas par un match nul. Il n’y a pas besoin d’hégémonie pour créer du sens, comme si la version de l’histoire du plus fort devait être imposée au plus faible, et cela reste vrai lorsqu’il s’agit de sujets politiques brûlants. (…) Le débat et la négociation menés ouvertement, sont les ennemis de l’hé- gémonisme. » (p. 122)

Bruner ne considère pas pour autant que la finalité d’un tel processus d’analyse collective doive être d’élaborer la liste des meilleurs « valeurs » (américaines…) comme des tables de la loi. L’idée même d’aboutir à de telles valeurs correspond à de la timidité intellec- tuelle et morale : il ne s’agit pas de parvenir à l’unanimité, mais à davantage de conscience, car « plus de conscience entraîne toujours plus de diversité ».

4. La culture. Bruner fait ici confiance aux anthropologues contemporains qui ont montré que « le mythe d’une « culture » soli- dement installée, irréversible, qui permet- trait à la fois de penser, de croire, d’agir et de juger, ce mythe est bien mort. » Il faut être confiant dans la possibilité d’améliorer les choses en commençant pas refuser de céder aux convenances qui imposent de laisser les sujets embarrassants devant la porte de la classe. Les élèves ne sont pas dupes: soit ils vivent ces scandales, soit ils les voient à la télévision. Le désenchantement qui résulte de programmes désincarnés est d’ailleurs une grande source de désordre dans l’école. Donnons plutôt aux élèves les moyens de comprendre les histoires qu’ils construisent sur leurs univers, en les initiant à la démarche de l’enquête précisément sur les questions qui font scandale: pour reprendre l’exemple déjà évoqué, comment en sommes-nous arrivés au « système aberrant » de distribution des richesses actuel alors que nous sommes partis d’une déclaration selon laquelle « Tous les hommes ont été créés libres et égaux » ? Si c’est l’Obstacle qui déclenche le récit, les élèves vont pouvoir transformer cet obstacle brut en un problème qui fait sens, dans le cadre d’une procédure (ce qu’on appelle une « problématique »). Là est la culture selon Bruner : non pas l’éternelle question du choix entre poésie et prose, mais une manière d’affronter les problèmes humains, de rendre des comptes par le biais de récits, moyens de synthétiser les connaissances accumulées sur la société et de dépasser l’étroitesse de vue. Faire en sorte que ce qui est trop familier redevienne étrange…

Pierre-Philippe BugnardUniversité de Fribourg – Sciences de l’éducation.

Acessar publicação original

[IF]

 

Un siècle de leçons d’histoire. L’histoire enseignée au lycée 1870-1970 – HERRY

HERY Evelyne. Un siècle de leçons d’histoire. L’histoire enseignée au lycée 1870-1970. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 1999, 437p. Resenha de: BUGNAR, Pierre-Philippe. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.1, p.222, 2001.

L’auteure dépiste les vieux habitus de l’histoire enseignée – cours magistral, résumé, leçon apprise et récitée, interrogation orale… –, érigés en autant de rituels indécrottables, un dépistage qui confère à l’immobilisme de la discipline une visibilité éclatante. Toute cette économie traditionnelle tranche fortement avec la noblesse et l’ambition des finalités qu’assignent les instructions officielles contemporaines à un tel enseignement. L’analyse des pratiques révèle donc une ankylose que dénonçait déjà Durkheim au début du XXe siècle ou Daumier, plus tôt encore, dans ses caricatures.

Il faut maintenant se demander si le « tour- nant critique » des années 1960, qui marque bien le terme amont de l’étude, a vraiment permis d’opérer la « libération» tant atten- due pour l’enseignement de la discipline des sciences humaines la plus engoncée peut- être dans un système suranné, produisant si peu d’apprentissages durables eu égard aux résultats escomptés (finalités sociales, disci- plinaires…) et aux moyens alloués (dotation horaire, manuels…).

Le cartable de Clio reviendra dans un pro- chain numéro sur cette recherche impor- tante pour la compréhension des habitus de l’enseignement de l’histoire au secondaire.

Pierre-Philippe Bugnard – Université de Fribourg – Sciences de l’éducation.

Acessar publicação original

[IF]

 

L’histoire à l’École, matière à penser – MARTINEU (CC)

MARTINEU, Robert. L’histoire à l’École, matière à penser… Paris et Montréal: L’Hartmattan, 1999. 400p. Resenha de: AUDIGIER François. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.1, p.208-212, 2001.

L’histoire à l’école, matière à penser…, le titre exprime, dans l’ambivalence même du terme de ‹penser›, l’ambition du projet de Robert Martineau : nous inviter à une double réflexion, sur l’histoire comme matière sco- laire dont il convient de penser, plus exacte- ment de repenser, l’enseignement, mais aussi une matière dont la présence à l’école est nécessaire puisque, parmi ses diverses finali- tés, elle est une initiation à un mode de pen- sée particulier, la pensée historique. Ces deux dimensions de ce travail affirment avec force l’importance de l’enseignement de l’histoire dans nos sociétés contemporaines et le projet de sa nécessaire évolution ; le monde change, l’histoire comme science qui étudie le passé en résonance avec le temps présent aussi, l’enseignement de l’histoire se doit de chan- ger également. Cet ouvrage est l’adaptation d’une thèse soutenue en 1997 et dont le titre était encore plus explicite : « l’échec de l’ap- prentissage de la pensée à l’école secon- daire », avec pour sous-titre, « contributions à l’élaboration de fondements didactiques pour enseigner l’histoire ». Autre double mouvement qui dit l’intention et la structure de l’ouvrage. L’intention est de contribuer à construire l’enseignement de l’histoire sur un socle de connaissances et de réflexions plus solidement établi qu’il ne l’est actuelle- ment. Prétention? Car, après tout, cela fait plus d’un siècle que l’enseignement de l’his- toire est, sous sa forme actuelle et son ambi- tion, présente à l’Ecole, car les enseignants enseignent et ne voient pas nécessairement pourquoi et encore des travaux jetteraient la suspicion sur leur métier et les manières de l’accomplir… Prétention ? Ce serait le cas si d’une part l’auteur s’était tenu à distance de l’enseignement, d’autre part si l’état des lieux se trouvait trop léger, enfin si l’argumentaire ne reposait sur une solide connaissance des sciences historiques elles-mêmes.

Pour le premier point, l’expérience de Robert Martineau comme enseignant du secondaire puis formateur garantit une bonne connais- sance de l’enseignement dans son aspect pra- tique et quotidien. Pour le second point, il convoque différentes enquêtes dont les résul- tats qui établissent la minceur de la compé- tence historique maîtrisée par les élèves du secondaire à la fin de leurs études, fondent son inquiétude concernant les effets de l’en- seignement de l’histoire. A la différence de nombreuses enquêtes, l’objectif n’est pas de s’indigner d’une perte de repères chronolo- giques ou d’ignorances ramassées dans des questionnements qui ressemblent surtout à des jeux télévisés et d’inviter à regretter un ‹bon vieux temps› plus mythique que réel ; l’auteur nous place d’emblée dans la perspec- tive de ce qu’il appelle ‹la pensée historique› et son apprentissage. En fait, il s’agit très sim- plement de prendre au sérieux ce que disent les divers textes qui organisent l’enseigne- ment de l’histoire au Québec, démarche dont l’intérêt dépasse largement le seul cas traité ici. L’écart constaté entre les intentions et les résultats est le lieu où se place le travail de Robert Martineau. C’est dans cet écart que celui-ci construit son ‹modèle d’enseigne- ment adapté de la pensée historique›. Ainsi, il définit trois indicateurs de maîtrise d’un mode de pensée historique : l’attitude histo- rique, la méthode historique et le langage de l’histoire, indicateurs dont il rassemble les caractères dans un des nombreux tableaux qui scandent utilement l’ouvrage. Enfin, entre l’histoire et l’élève, se placent les enseignants et ce qu’ils font en classe, en principe au nom des conceptions qu’ils ont de la disci- pline et de son enseignement. Pour celui-ci, il reprend et réélabore le concept d’adaptation. L’ensemble de la problématique est argu- menté avec force citations d’auteurs franco- phones et anglophones, citations parfois un peu répétitives, mais qui ont l’avantage d’in- troduire le lecteur, peu au fait de ces publica- tions, dans des travaux et des réflexions fort intéressantes. Ces développements qui s’achèvent par l’énoncé de sept hypothèses de recherche, occupent près des deux tiers de l’ouvrage.

Travail de recherche, l’ouvrage s’appuie sur des données empiriques rigoureusement construites et recueillies. Trois univers sont interrogés sous forme d’enquêtes par ques- tionnaires : le savoir conceptuel des ensei- gnants auprès des enseignants, la pratique de l’enseignement de l’histoire et la compétence des élèves à ‹penser historiquement› auprès des élèves. Pour répondre à la question diffi- cile et délicate de la connaissance des pra- tiques d’enseignement, Robert Martineau n’a pas pratiqué d’observations, ce qui aurait alourdi considérablement son propos. Il y répond en questionnant les élèves eux- mêmes, les manières dont ils disent avoir été enseignés et non leurs enseignants. La perti- nence de cette méthode est confirmée par d’autres études notamment sociologiques qui soulignent la grande fiabilité du jugement des élèves. Les trois ensembles de variables ainsi définis, les questionnaires rigoureusement testés puis administrés, l’auteur analyse et interprète les résultats avant de les utiliser pour valider ou invalider ses hypothèses.

Une des observations les plus intéressantes est le doute mis sur les hypothèses qui lien de façon trop étroite différentes variables qui explorent la formation des enseignants, leur expérience professionnelle, la maîtrise qu’ils ont d’un savoir conceptuel adéquat et les conceptions qu’ils ont de l’histoire enseignée ainsi que de la mise en œuvre d’une pratique adaptée. Si les liens entre ces différentes variables s’avèrent peu significatifs, en revanche la pratique adaptée est plus forte- ment liée avec les conceptions qu’ils ont de l’enseignement et de l’apprentissage. Ainsi, les compétences des élèves à penser histori- quement sont d’autant plus affirmées que leurs enseignants ont des conceptions de leur métier qui se rapprochent du ‹modèle adapté›. « De fait, ces données tendent à suggé- rer que la compétence des élèves à ‹penser his- toriquement› dépend non pas de ce que leurs enseignants pensent, mais de ce qu’ils font en classe. » mais ajoute-t-il aussitôt : « Il faut tou- tefois rappeler que nos résultats ont déjà mon- tré que ce que les enseignants font en classe est influencé par ce qu’ils pensent…» (p. 316). Voilà tout de même de quoi conforter les tenants des méthodes d’enseignement et d’apprentissage qui se recommandent du socio-constructivisme, même si le passage de la théorie à la pratique quotidienne est un chemin semé d’embûches. On pourrait aussi citer la convergence avec d’autres études qui montrent la corrélation entre, d’une part le fait pour un enseignant d’être considéré comme juste dans ses évaluations, exigeant dans son enseignement, soucieux de traiter l’ensemble des programmes, respectueux et à l’écoute des élèves et, d’autre part les pro- grès réalisés par ces derniers.

La conclusion revient sur l’ensemble du tra- vail et s’achève par quelques propositions didactiques. On quitte alors le domaine strict de l’enquête pour s’engager dans celui des propositions et de l’action. Ces proposi- tions sont précédées, quelques pages plus avant, par un ‹portrait troublant› des réponses des enseignants où il apparaît, par exemple, que ceux-ci sont encore très forte- ment attachés à l’idée d’efficacité d’une transmission des connaissances pourvu que celles-ci soient bien maîtrisées par l’ensei- gnant, ou qu’ils considèrent que l’expé- rience, le métier sont bien plus importants que la théorie pour enseigner. Cependant, pour une minorité d’enseignants, il y a bien de fortes corrélations entre une bonne connaissance de la discipline historique et du mode de pensée historique, des conditions pouvant favoriser les apprentissages corres- pondant, des processus de cognition en his- toire et des facteurs favorables à un appren- tissage de ce mode de pensée.

Comme tout ouvrage de qualité, celui-ci appelle discussions et prolongements sur des thèmes importants pour la didactique de l’his- toire, plus largement pour celle des sciences sociales. Suggérons quelques exemples:

– à tout seigneur tout honneur, commen- çons par le ‹penser historiquement›. Un premier débat serait d’examiner d’une part le singulier qui est ici affirmé, d’autre part la spécificité de ce penser par rapport à d’autres sciences sociales ; on pourrait citer à titre d’exemple les concepts ou l’esprit critique, qui dans leur généralité ne sont pas la propriété des historiens. A supposer ce débat achevé, l’insistance mise sur les traces historiques et leur traitement, la descrip- tion des différentes étapes du travail de l’historien, laissent de côté un moment essentiel du travail de l’historien tel que Prost le suggère dans Douze leçons pour l’histoire : « On retrouve le cercle vertueux: il faut déjà être historien pour pouvoir poser une question historique ». Cela invite à examiner de façon très précise les affir- mations relatives à la possibilité pour les élèves de poser des questions ou d’élabo- rer des problèmes historiques. Sans un moment consacré à ‹l’état de la ques- tion›, moment dont il conviendrait d’étudier ce qu’il peut recouvrir à l’Ecole, il est difficile de poser une question qui ait du sens, du moins un sens pour l’his- torien. Il ne suffit pas d’avoir des sources pour les interroger de façon pertinente. Les questions des historiens sont élabo- rées autant en écho aux questions que nos sociétés posent au passé et en fonc- tion des sources, qu’à partir des constructions déjà établies par les histo- riens. Cette absence de références à un état des lieux est fréquente dès lors que l’on privilégie un travail effectif des élèves qui ne soit pas seulement une écoute attentive des résultats déjà énon- cés par les historiens. Sans doute ne peut- il guère en être autrement en classe, ni état de la question par les élèves, ou alors très rarement, ni corpus de sources très variées, avec des sources contradictoires, etc. On est très loin d’une ‹transposition didactique› ou de la présence en classe de ‹la› méthode historique. On fait autre chose qui répond aux impératifs et au projet de l’enseignement. Un autre objet de travail à développer est relatif au temps historique, plus exactement aux temps des historiens. Il me semble ici trop réduit à la seule durée et les effets créateurs de sens de sa construction- manipulation par l’historien sont trop discrètement pris en compte ;

l’écriture de l’histoire est aussi un thème un peu négligé, écriture comme pratique scolaire, écriture et son lien congénital avec la narration. L’histoire est une pra- tique, son résultat est un texte. Que ce soit l’élève qui l’établisse, avec toujours des textes comme sources même si des sources non-textuelles sont aussi utili- sées, ou que l’élève prenne connaissance de textes d’historiens déjà écrits, il y a toujours du texte en jeu, et donc de la compréhension de texte. Dans les pra- tiques d’enseignement, leur description, leur analyse, la promotion de pratiques différentes, le travail des élèves, l’évalua- tion, etc. comment faire place à cette ‹nature textuelle› ?

l’ouvrage est centré sur l’histoire à l’Ecole et l’histoire comme science. Un prolonge- ment important voire nécessaire serait d’ouvrir la réflexion aux pratiques sociales de référence et aux usages sociaux de l’his- toire, en entendant plus largement les pra- tiques sociales que les seules pratiques des historiens professionnels. L’histoire, écrite et racontée, celle qui circule dans nos sociétés est loin de se limiter à cette seule origine. De plus, il y a des pratiques de l’histoire qui renvoient aux usages sociaux dont elle est l’objet. Le concept de pra- tiques sociales de référence prend tout son poids si nous incluons, pour l’histoire, tout ce qui concerne ses usages sociaux, en particulier ses usages politiques. La contribution de l’histoire scolaire à la for- mation du citoyen n’est-elle pas aussi de faire de ces usages sociaux et politiques de l’histoire un objet de travail ? C’est bien le sens d’une des rubriques ouverte dans Le cartable de Clio ;

le concept de pratiques sociales de réfé- rence n’est pas le seul qui relève du champ des didactiques. Un autre concept célèbre utilisé dans l’ouvrage est celui de transposition didactique. Il me semble être utilisé de façon très instrumentale et conduit l’auteur à considérer de manière insuffisante tout ce qui relève des contraintes de construction des savoirs scolaires, de la scolarisation des savoirs ;

les finalités de l’enseignement de l’his- toire sont en tension permanente; elles ne sont pas seulement intellectuelles et critiques mais également culturelles et patrimoniales. Avant d’être un outil de formation de l’intelligence et de l’esprit critique, l’histoire est un moyen de construction et d’affirmation des identi- tés collectives. Trop d’événements récents nous le rappellent pour que l’on puisse adhérer immédiatement à des formula- tions très optimistes où seules les dimen- sions critiques et intellectuelles sont prises en compte. Ce qui est en jeu concerne la citoyenneté, la contribution de l’histoire à la transmission et à la construction du lien social et du lien politique, de l’identité collective ;

enfin, l’enquête fait apparaître un groupe de 20 à 25 % d’élèves en délicatesse avec l’histoire ; un tel résultat n’est pas propre au Canada ; il suggère des enquêtes com- plémentaires et comparatives, sans doute plus qualitatives, pour mieux cerner le profil et les conceptions de ces élèves.

Ces thèmes ne sont que quelques exemples de débats et de travaux que suggère l’ouvrage. Cela en souligne l’intérêt et la richesse. La didactique de l’histoire requiert de nom- breuses recherches. Elle en a besoin pour s’établir comme champ de recherche et de réflexion; l’enseignement de l’histoire en a besoin pour y puiser les ressources pour être mieux réfléchi et pratiqué. Lisez ce livre, étu- diez-le, discutez-le. Vous y rencontrerez une pensée rigoureuse et stimulante ; si vous n’êtes pas déjà convaincus, vous y prendrez conscience que ni l’histoire, ni son enseigne- ment, ni son apprentissage ne sont des objets simples et tranquilles. Aussi, le meilleur ave- nir que nous souhaitons à cet ouvrage est dans les prolongements qu’il appelle, les débats et les travaux qu’il devrait très heureusement susciter.

François Audigier – Université de Genève.

Acessar publicação original

[IF]