Recherche historique et enseignement secondaire (DH)

Recherche historique et enseignement secondaire. Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 70, n° 1, 2015, p. 141-214. Resenha de: BUGNARD, Pierre-Philippe. Didactica Historica – Revue Suisse pour l’Enseignement de l’Histoire, Neuchâtel, v.1, p.201, 2015.

Exceptionnellement, les Annales consacrent la deuxième partie de leur numéro de janvier-mars 2015 aux rapports qu’entretiennent la recherche historique et l’histoire enseignée en France, à partir du débat organisé par la revue aux Rendez-vous de l’histoire de Blois 2013 sur « Les Annales et l’enseignement ». Des rapports devenus sans doute plus aisés et plus consensuels à partir de la création des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), à la fin des années 1980, jusqu’aux réformes récentes de la formation des enseignants, avec en 2013 la création des écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE). Un équilibre s’est ainsi établi entre les pôles que forment la science historique et sa pédagogie, conformément à une évolution signalée comme analogue en Europe et au-delà.

Une série d’articles stimulante, ouverte aux expériences concrètes conduites par des praticiens em collège et en lycée, entre en tension ou en harmonie avec la didactique, l’historiographie et l’épistémologie de l’histoire. Il est notamment souligné, en introduction, que l’intérêt pour la recherche manifesté dans les établissements pourrait permettre à l’histoire scolaire de « sortir de l’orniere » la confinant entre attentes politiques antinomiques et dédain des chercheurs: elle peut dans ces conditions « etre pensee autrement que comme une forme degradee d’histoire “savante” » (nous renvoyons ici à l’article de Laurence De Cock).

Le dossier des Annales est sans doute le plus important consacré à l’histoire enseignée depuis le numéro spécial « Difficile enseignement de l’histoire » de la revue Le Debat (vol. 175, no 3, 2013), mentionné dans l’introduction, ou la grande note de synthèse « La didactique de l’histoire » de Nicole Lautier et Nicole Allieu-Mary dans la Revue francaise de pedagogie (no 162, 2008, p. 95-131).

Table

Anheim Étienne, Girault Bénédicte, L’histoire, entre enseignement et recherche

Barbier Virginie, L’histoire-géographie en classe. La construction d’un savoir par l’apprentissage d’un savoir-faire

Berthon-Dumurgier Alexandre, Apprentissages historiques et métier d’historien. Un parcours de compétences

El Kaaouachi Hayat, La recherche en histoire dans la formation continue des enseignants

De Cock Laurence, L’histoire scolaire, une matière indisciplinée

Delacroix Christian, Un tournant pédagogique dans la formation des enseignants. Le cas du Capes d’histoire-géographie

Girault Bénédicte, De la didactique à l’épistémologie de l’histoire: une réflexivité partagée

Pierre-Philippe Bugnard – Université de Fribourg.

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Histoire globale. Un autre regard sur le monde. Paris: éditions Sciences humaines – TESTOT (DH)

TESTOT, Laurent (éd.). Histoire globale. Un autre regard sur le monde. Paris: éditions Sciences humaines, 2015 (2e éd. revue et aug.), 288 p. Resenha de: BUGNARD, Pierre-Philippe. Didactica Historica – Revue Suisse pour l’Enseignement de l’Histoire, Neuchâtel, v.1, p.206-208, 2015.

Histoire globale, dans sa deuxième édition, renoue avec les approches et les objets lancés par la deuxième génération des nouveaux historiens, celle de l’école française des Annales, à partir des années 1970. Les meilleurs géo-historiens actuels renouvellent ici le genre en y greffant, notamment, la transdisciplinarité de l’espace-temps. L’ouvrage, entre « microstoria » et « histoire connectée », rassemble une série de monographies impliquant chacune leur propre histoire-monde. Voilà de quoi donner aux programmes scolaires toutes les raisons de s’ouvrir à une nouvelle histoire globale enseignée.

Le livre se conclut sur un chapitre consacré à l’enseignement de l’histoire globale par Vincent Capdepuy, géo-historien à l’Académie de La Réunion, invité au cours 2015 du GDH « L’Histoire-Monde, une histoire connectée ! ». Deux autres conférenciers de ce cours contribuent à Histoire globale: Bouda Etemad (« Empires coloniaux: essai de bilan global ») et Christian Grataloup (« Des mondes au Monde: la géohistoire »).

Nous livrons ici in extenso la recension et la table du site des éditions Sciences humaines: http:// editions.scienceshumaines.com/histoire-globale_ fr-559.htm (consulté le 5 mai 2015).

Recension La mondialisation nous impose aujourd’hui d’envisager une histoire du Monde pris dans son ensemble. Il est devenu urgent de concevoir une histoire ouverte, qui s’enrichit de comparaisons entre différentes sociétés, étudie les connexions entre civilisations, tisse des liens entre les parcours individuels et les destins des empires, ose s’attaquer à de nouveaux objets en mobilisant la géographie, l’économie, l’anthropologie, les sciences politiques, la sociologie… L’approche globale en histoire revêt deux visages.

D’abord celui de l’histoire mondiale, un récit englobant le passé commun de l’humanité, de son apparition en Afrique il y a plusieurs millions d’années à la globalisation contemporaine. Le second visage est celui de l’histoire globale. Elle propose une méthode d’analyse, à la fois transdisciplinaire, au long terme, sur longue distance. L’historien doit savoir jouer de la mobilité de son regard, varier les échelles d’approche, penser autrement le passé – ce passé qui aurait pu être autre, qui est aussi perçu différemment ailleurs.

Produire des histoires à parts égales, où l’humanité se découvre des passés et un futur communs. Tel est le projet de l’histoire globale. Depuis longtemps reconnue dans les pays anglo-saxons, cette histoire globale est restée dans le monde francophone l’apanage de quelques pionniers, de trop rares livres… Le présent ouvrage constitue une première exploration d’ensemble de ce champ de recherche en pleine émergence.

Laurent Testot est journaliste à Sciences humaines, il a dirigé plusieurs dossiers consacrés à cette nouvelle discipline qu’est l’histoire globale, dont le hors-série Sciences humaines Histoire n° 3 « La nouvelle histoire du Monde » (décembre 2014-janvier 2015).

Coordinateur du présent ouvrage, il a également coordonné, aux Éditions Sciences humaines, La Guerre. Des origines a nos jours (avec Jean-Vincent Holeindre), 2012 ; Une histoire du monde global (avec Philippe Norel), 2012 ; La Religion. Unite et diversite (avec Jean-François Dortier), 2006. Il administre, avec Vincent Capdepuy, le blog « Histoire globale »: http://blogs.histoireglobale.com.

Avec les contributions de: Frédéric Barbier, Jérôme Baschet, Philippe Beaujard, Roy Bin Wong, Lucette Boulnois, Vincent Capdepuy, Dipesh Chakrabarty, Gérard Chaliand, David Cosandey, René-Éric Dagorn, Frédéric Denhez, Marcel Detienne, Caroline Douki, Bouda Etemad, Christian Grataloup, Olivier Grenouilleau, Catherine Halpern, Nicolas Journet, Jacques Lévy, Régis Meyran, Philippe Minard, Philippe Norel, Jean- Pierre Poussou, Benoît Richard, Pierre-François Souyri, Bernard Vincent.

Table

Préface

Introduction

L’histoire au défi du monde (L. Testot)

Les sources de l’histoire globale (R. Meyran)

I. Restituer des dynamiques

Commerce et conquêtes… sur les routes de la soie (L. Boulnois)

Les racines médiévales de l’expansion occidentale (J. Baschet)

Le monde à l’envers: un Moyen Âge japonais? (Rencontre avec P.-F. Souyri)

1492: année cruciale (Rencontre avec B. Vincent)

Empires coloniaux: essai de bilan global (B. Etemad)

L’onde de choc des révolutions (J.-P. Poussou)

La société-Monde, une histoire courte (J. Lévy)

II. De nouvelles perspectives

Un espace mondialisé: l’océan Indien (P. Beaujard)

Comment les peuples guerriers ont façonné le monde (Rencontre avec G. Chaliand)

La naissance de l’imprimerie et la globalisation (F. Barbier)

Les raisons du « miracle européen » (Rencontre avec D. Cosandey)

Jalons pour une histoire globale de l’esclavage (O. Grenouilleau)

La Chine face à l’Occident (R. Bin Wong) Les enjeux d’une histoire du climat (F. Denhez)

III. Les approches méthodologiques

Pour un changement d’échelle historiographique (C. Douki et P. Minard)

La dimension globale en histoire économique (P. Norel)

Big history et histoire environnementale (R.-É. Dagorn)

Des mondes au Monde: la géohistoire (C. Grataloup)

Des Grecs aux Iroquois, une démarche comparative (Rencontre avec M. Detienne)

Les postcolonial studies: retour d’empires (N. Journet)

Quelle histoire pour les dominés? (Rencontre avec D. Chakrabarty)

Conclusion

Enseigner l’histoire globale (V. Capdepuy)

Pierre-Philippe Bugnard – Université de Fribourg

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Paroles de témoins, paroles d’élèves. La mémoire et l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de l’espace public au monde scolaire – NADINE (DH)

NADINE, Fink. Paroles de témoins, paroles d’élèves. La mémoire et l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de l’espace public au monde scolaire. Berne: Peter Lang, 2014, 266p. Resenha de: BUGNARD, Pierre-Philippe. Didactica Historica – Revue Suisse pour l’Enseignement de l’Histoire, Neuchâtel, v.1, p.199-200, 2015.

Dans l’opération que tout un chacun tente irrémédiablement, au moins à partir de son école, pour comprendre son passé et celui des civilisations, les postures emblématiques de l’historien et du témoin sont tour à tour convoquées ou repoussées. Et c’est donc à une forme de tragédie cornélienne que l’on assiste dans ce livre: qui l’emportera du témoin qui a vu ou de l’historien qui a lu? Le drame s’incarne dans un scénario que l’on ne peut plus lâcher dès qu’on a commencé à en suivre la trame. L’auteure pris soin de l’attacher à un lieu, la Suisse, et à un temps, la Seconde Guerre mondiale. Cette période rend cruciale la question de savoir ce qui est le plus recommandable: le témoignage d’un contemporain ayant vécu les événements ou l’analyse d’un historien illustrant la même époque à partir d’archives? À propos, comment procédaient les créateurs de l’histoire dans l’Antiquité? C’est sur un rappel fondamental que le livre attire d’abord l’attention: la discipline est née comme une science sociale avec Hérodote, à partir d’un premier rapport d’enquête (historia, en grec) fondé sur des témoignages… Or c’est justement la démarche avec laquelle il semble que l’on ait renoué, dès lors que les technologies ont permis d’enregistrer les témoignages tardifs de ceux qui ont vécu une histoire ignorée de la dernière génération (non sans se targuer, parfois, d’être des dépositaires incontestables de cette histoire, dès lors qu’on dispose du récit des ultimes témoins vivants du passé !). Les historiens ont donc dû faire des concessions à leurs certitudes positivistes, forgées sur l’enclume des sources écrites qu’ils tiennent souvent, eux aussi, pour parole d’évangile, ou comme discours fabriqué dès le moment où la discipline se constitue en palliatif à la disparition des témoins directs: c’est par exemple la démarche adoptée par Michelet pour aborder la Révolution. Toute cette histoire de l’histoire, admirablement reconstituée, figure en exergue de l’ouvrage. Aucun professeur ne se lassera de la lire ou de la relire !.

À partir de là, on a hâte d’en savoir davantage sur les forces antagonistes du drame qui se joue, en Suisse, autour de la question pivot de tout le xxe siècle helvétique, question qui s’est posée aussi au monde dès 1945: pourquoi ce petit pays n’a-t-il pas été envahi par les puissances de l’Axe alors qu’il est au centre géographique des hostilités, au point de constituer un obstacle à renverser absolument? Imaginez une classe étudiant cette bataille entre témoins et historiens pour reconstituer la trame d’un tel passé… La thèse de Nadine Fink prend cette question comme départ de sa recherche. Elle n’a pas à la traiter dans sa dimension épistémologique, puisque la démarche de recherche relève de la didactique.

Elle l’aborde dans une langue limpide, en faisant l’inventaire des forces qui s’affrontent pour fabriquer la mémoire d’une période sensible. Cette histoire est porteuse d’une image déterminante pour les valeurs d’une nation improbable, donc particulièrement sensible au passé qui la justifie. Elle est tiraillée entre témoins et historiens, entre peuples des années de guerre, interviewés en fonction des critères de l’histoire orale du dispositif de L’histoire c’est moi (http://www.archimob.ch/), et historiens savants de la Commission Bergier, oeuvrant en fonction des canons de leur discipline.

Cette histoire duale de la fabrication de l’histoire est à elle seule déjà passionnante, pour le public comme pour les professeurs. Elle devient incontournable lorsqu’elle s’attelle, dans la partie centrale du travail, à étudier la contribution du témoignage oral à la constitution d’une pensée historienne scolaire.

Comment passe-t-on du témoignage brut à une telle pensée? Par des opérations de distanciation formulées d’abord sous forme d’hypothèses: il s’agit de limiter l’empathie, obstacle à la dissociation histoire/ mémoire, de privilégier l’hétérogénéité des témoignages, levier au doute sur leur véracité, et de les confronter aux contextes d’élaboration de la mémoire, ferment de distance critique.

Pour l’enquête, 73 classes des trois degrés se sont impliquées dans une exposition présentant 13 heures d’images. Cette dernière a été l’objet d’une analyse qualitative du rôle des témoignages oraux comme support didactique au développement d’une pensée historienne scolaire. Les témoignages proposés chamboulent les conceptions des élèves ; impossible de relayer ici la substance de tels bouleversements conceptuels, mais s’il faut résumer à gros traits, on peut dire que l’image de la Suisse est en partie débarrassée des illusions qui l’enjolivaient.

Les entretiens conduits avec 24 élèves montrent, parmi les trois idéaux types élaborés – croyants, rationalistes, scientistes –, que si chacun parvient à déterminer le caractère intrinsèque des récits, seul, en toute logique, le groupe des croyants accorde un statut de véracité aux témoignages.

À partir de l’expérience d’une telle recherche, imaginons pousser la mise en perspective et confronter les élèves aux sources de l’histoire orale simultanément aux sources historiennes. Par exemple celles des archives Guderian, montrant que, du point du vue allemand, les villes suisses auraient pu être prises « au plus tard dans le courant du deuxieme jour » d’une offensive. Ou encore celles du Conseil fédéral, révélant qu’en 1942 déjà, « un des elements d’interet susceptible d’assurer le respect par l’Allemagne de notre independance nationale est notre situation economique et monetaire ». Imaginons aussi, dans une comparaison entre sources orales et récits de manuels, la réaction d’élèves comparant le témoignage de l’historien et conseiller fédéral G.-A. Chevallaz – « nous n’aurions pas tenu trois jours » en cas d’attaque de l’Allemagne – avec sa propre version du manuel Payot – « Le “herisson helvetique”, barricade dans ses montagnes, restait isole et libre dans une Europe mise au pas » – ou avec le manuel Fragnière: « Le reduit alpin et la bonne preparation de l’armee a repousser une attaque ont joue un role suffisamment dissuasif. » La recherche de Nadine Fink illustre à quel point les témoignages oraux ne révèlent que l’écume de vagues aux reflets changeants. Pour saisir la profondeur de l’océan, il faut aussi le temps de collation de mille autres témoignages, de toutes natures, jusqu’à ce qu’ils parviennent aux historiens pour alimenter leurs rapports d’enquête. Et c’est au contexte d’élaboration de tels rapports qu’on peut dès lors initier nos élèves. Personne n’accepterait de déclarer responsable tel conducteur d’un véhicule impliqué dans un accident de la route sur la base du premier témoignage oral, sans audition des autres témoins, sans l’examen des véhicules, de l’état des pneus et de la chaussée, sans l’analyse des taux d’alcoolémie, des permis de conduire, sans la prise en compte des codes routiers et des coutumes du pays de l’accident, de ses conditions d’assurance… Si les élèves considèrent que l’intelligibilité de leur propre histoire et de celle du monde réclame l’élaboration d’un tel contexte, alors la parole des témoins directs revêtira à leurs yeux toute sa signification.

Pierre-Philippe Bugnard – Université de Fribourg.

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La transmission de l’histoire – MESSMER (CC)

MESSMER, Kur. La transmission de l’histoire. Irène Hermann ; Jonas Römer (Hg.), vol. 32, 2/2004, pp. 130-138. Resenha de: BUGNARD, Pierre-Philippe. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.4, p.300-303, 2004.

Dans la dernière livraison de Traverse consacrée à la transmission de l’histoire (voir la table des matières ci-dessous), Kurt Messmer, didacticien de l’histoire au « Pädagogisches Zentrum » de Lucerne, propose une très intéressante réflexion sur ce qu’il appelle un Röstigraben de la didactique de l’histoire… qui n’aurait en fait aucune raison d’exister.

Je résume d’abord l’article de façon très libre. La Suisse alémanique compte essentiellement sur son grand frère du nord, non seulement pour ses manuels d’histoire du secondaire II mais aussi pour ses quatre revues de didactique de l’histoire. Le problème c’est que dans les revues allemandes, en ce qui concerne l’histoire helvétique, il n’est fait allusion qu’à des questions secondaires. Dès lors, la seule révolution libérale qui n’est pas traitée dans les cahiers spéciaux de l’année anniversaire 1998 par exemple, c’est celle de l’Etat fédéral de 1848 ! La faute en incombe aux historiens et didacticiens suisses, tant de la partie alémanique que de la partie latine. Car il existe bien un Röstigraben de la didactique de l’histoire. L’exemple le plus flagrant est celui du canton de Fribourg qui cultive deux concepts, un pour chacune de ses parties linguistiques, la partie alémanique travaillant de concert avec les six cantons du Sonderbund emmenés par Lucerne, césure qui justement remonte, encore une fois, à 1848 (1845). Pourtant, de chaque côté de la Sarine, par-dessus ce fossé, on reste uni. La Suisse des enseignants d’histoire est bien coupée en deux, sans compter une sorte de Chiantigraben avec la Suisse italophone ! Or depuis bientôt trente ans se tiennent autour d’un Bodenseekreis des Journées de didactique de l’histoire avec une orientation internationale mais suivies presque exclusivement par des participants en provenance des régions d’expression allemande de l’Europe. Et si l’on sonde la production courante de didactique de l’histoire en Allemagne, on s’apercevra que les travaux issus de la sphère d’expression française y sont ignorés. Kurt Messmer ne cherche en aucune manière à jeter la pierre aux autres et se remet aussi en question. Il voit cependant un nouvel exemple de l’érection de la frontière des langues en barrière dans la création du Cartable de Clio, traduit en un joli « Der Schulsack der Frau Clio », revue au sein de laquelle pratiquement tout est axé sur des contributions en français ou traduites de l’italien.

Au sein du relativement mauvais classement de la Suisse dans le domaine de l’éducation à la citoyenneté en comparaison internationale, les régions française et italienne fournissent de meilleurs scores que la partie allemande, et la vente des premiers tomes du DHS marche mieux en Suisse romande qu’en Suisse allemande. Qui s’étonnera dès lors qu’une revue comme Le Cartable de Clio démarre en Romandie? La revue est animée par un bureau de quatre historiens didacticiens et elle bénéficie d’un réseau international de correspondants mais dont aucun ne provient des mondes germanique ou anglo-saxon.

Et ce qui frappe particulièrement Kurt Messmer, c’est l’appel de la revue aux historiens universitaires pour qu’ils se préoccupent des usages publics de l’histoire et de la transmission de la discipline, notamment dans l’enseignement, sachant que s’il y a une nouvelle éducation et une nouvelle histoire, une nouvelle didactique de l’histoire peine à émerger. Justement, bien des historiens se sentent plus que jamais sollicités pour descendre de la tour d’ivoire des recherches savantes et apporter leur contribution à la compréhension du passé jusque dans la société, rappelle Messmer. Les sciences historiques ne se dénigreraient nullement en poursuivant une telle finalité. Ce serait plutôt une occasion de démontrer leur efficacité, en toute indépendance.

Suit la présentation des sept rubriques de la revue, ainsi que de l’approche compréhensive et structurelle en neuf propositions affichées dans le numéro 1, une approche jugée en phase avec celle préconisée également dans l’espace allemand, approche que revendiquait d’ailleurs déjà le didacticien allemand Ebeling… en 1965 (pour le primaire?) ! Dans le monde germanique, on parle maintenant de deux compétences clés. Celle de la reconstruction: à partir des matériaux bruts et en usant de méthodes de travail spécifiques à l’histoire, les élèves peuvent se mettre à donner sens à une histoire qu’ils construisent en autonomie. Inversement, par une déconstruction à partir d’une histoire rationnelle, les élèves peuvent développer leur capacité à l’analyse, une capacité à la déconstruction d’autant plus précieuse que, une fois leur cursus scolaire achevé, ils n’auront plus d’autre alternative que d’être confrontés à une histoire « finie ». La rédaction du Cartable de Clio a donc opté, poursuit Messmer, pour une approche recouvrant les deux conceptions. Ainsi, permettre aux élèves d’entrer dans les grandes questions à différents niveaux, selon la formulation du Cartable de Clio, recoupe tout à fait les préoccupations du projet international de recherche FUER Geschichtsbewusstsein (Förderung und Entwicklung von reflektiertem und -selbst-reflexivem Geschichtsbewusstsein).

Et Kurt Messmer de se réjouir que les principes affichés par Le cartable soient ensuite réellement transposés. En particulier dans la livraison de 2002 avec cinq contributions jugées « stimulantes », dont un exemple particulièrement « convaincant » pour l’approche de déconstruction, en ce sens qu’il fournit aux élèves les versions contrastées en provenance des sept collections suisses de manuels d’histoire (donc y compris alémaniques) sur la question des relations de la Suisse avec le IIIe Reich durant le Second conflit mondial. Mais la formule d’une nouvelle histoire enseignée n’est-elle pas dépassée? Certains historiens sont devenus prudents avec l’acception « nouvelle » qu’ils associent au mouvement de 68 (en fait, la nouvelle histoire, pour l’école française, remonte au moins aux années 1940). Messmer présente alors les caractéristiques d’une histoire enseignée plus concrète et plus globale, à l’occasion d’un tournant sans doute moins marquant que celui des années 1970 mais qui se laisse maîtriser. « Chapeau » au Cartable de Clio, conclut Kurt Messmer, qui constate que les questions de didactique se posent finalement de la même manière de chaque côté du Röstigraben et qu’en fait les Suisses latine et alémanique poursuivent des buts analogues. Et de lancer en français un appel à la coopération du Léman au Bodensee et de Bâle à Lugano! L’article mérite un prolongement.

L’analyse de Kurt Messmer réjouira les enseignants romands et tessinois. L’hommage qu’il rend au Cartable en montrant que l’initiative d’une revue de didactique de l’histoire en Suisse revient aux Latins sera apprécié à sa juste valeur. Nous nous rendons compte à notre tour combien nous fonctionnons, à notre façon, de la même manière… sans le savoir. La Romandie aussi est tournée vers son grand frère (de l’ouest) qui lui fournit pour le secondaire II les manuels qu’elle ne produit pas et qui lui propose les revues de didactique de l’histoire qu’elle ne… rédigeait pas, tout comme l’Allemagne pour la Suisse alémanique. A cela près que la France ne produit qu’une seule revue de didactique de l’histoire (celle, prolixe, de la puissante association des professeurs d’Histoire-Géographie, mais qui est plutôt une revue d’histoire tout court), si l’on fait exception des nombreuses publications spécifiques des centres de recherche en didactique rattachés aux IUFM ou à l’INRP. Et il en va de même pour la Suisse italienne.

En ce qui concerne le Bodenseekreis également, les didacticiens de la Suisse française participent aux Journées d’histoire de Blois (où Le cartable de Clio tient un stand et un forum), ainsi qu’aux Journées françaises des didactiques de l’Histoire-Géograhie. Des terreaux précieux pour la réflexion disciplinaire ou didactique, journées auxquelles les participants affluent quasi exclusivement de la francophonie.

En fait, si le Cartable a lancé l’idée d’une nouvelle didactique de l’histoire, c’est bien parce qu’à l’origine, la revue dépendant d’un groupe d’étude des didactiques de l’histoire affilié au WBZ/CPS de Lucerne, donc centré sur le secondaire II, il apparaissait assez clairement que dans les établissements préparant à la maturité, la didactique avait relativement moins renouvelé les pratiques qu’aux autres niveaux d’enseignement.

Finalement, les premiers contacts noués avec le groupe alémanique de didactique de l’histoire du WBZ, en particulier avec sa présidente actuelle, Christiane Derrer de Zurich, les articles consacrés par le Cartable aux manuels alémaniques, comme l’a souligné Kurt Messmer, au lancement du concours suisse d’histoire « Historia» ou à l’enseignement comparé entre gymnase hessois et lycée français, montrent un Röstigraben dépassé en ce qui concerne les points de vue entre régions culturelles. Pour autant, cela signifie-t-il que les cultures d’enseignement de l’histoire fonctionnent à l’identique? Pour en savoir plus, il faudrait répondre à l’appel de coopération lancé par Kurt Messmer, ouvrir Le cartable de Clio, et aussi peut-être « ein alemannischen Schulsack der Frau Clio », aux contributions des pays anglo-saxons. Avec le risque de produire une revue dont l’ancrage régional ne constituerait plus un caractère, voire une richesse.

Pierre-Philippe Bugnard – Universités de Fribourg et Neuchâtel.

Traverse, table du volume 32

Schwerpunkt

Roger Sablonier: Schweizergeschichte: ein Sonderfall?

Charles Heimberg: Comment communiquer l’histoire, la transmettre et la faire construire à l’école?

Interview mit Heinz Horat (von Jonas Römer): Vermittlung durch Inszenierung. Das historische Museum als «Depot » und Schauspieler als «Lagerführer »

Jeanne Pont, Irène Herrmann, Jonas Römer: Quand l’histoire s’expose. Transmission et mise en scène du passé dans les musées d’arts et d’histoire genevois

Evgenija Kolomenskaja: Russie: Un présent aux passés pluriels

Irène Herrmann: L’histoire entre Eltsine et Poutine. La vision du passé dans le discours politique russe

Boriana Panayotova: Les limites des transformations possibles au récit scolaire d’histoire nationale en Bulgarie

Frédéric Demers: Fiction sérielle et conscience historique dans le Québec d’aujourd’hui

Gerald Munier: Geschichte im Comic. Können ernsthafte historische Themen auch in Form von Bildergeschichten behandelt werden?

Debatte:

Peter Kamber: Hitler als «Charismatiker »? «Zweiter Dreissigjähriger Krieg? » Zur Kritik an Hans Ulrich Wehlers «Deutscher Gesellschaftsgeschichte »

Kurt Messmer:  Der geschichtsdidaktische Röstigraben. Anmerkungen aus der Deutschschweiz zur Westschweizer Revue «Le cartable de Clio »

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Réseaux philanthropinistes et pédagogie au 18e siècle – CHALMEL (CC)

CHALMEL, Loïc. Réseaux philanthropinistes et pédagogie au 18e siècle. Berne: Peter Lang, « Exploration. Education: Histoire et pensée », 2004. 270 p. Resenha de: BUGNARD, Pierre-Philippe. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.4, p.305-307, 2004.

On ne s’est plus guère avisé, depuis Ferdinand Buisson et son célèbre dictionnaire de 1911, de l’importance des réseaux, quasi européens, qui des établissements d’éducation philanthropinistes aux Loges maçonniques, en passant par un associationnisme intellectuel et privé actif, diffusent et appliquent les plans d’études modernes en gestation entre Comenius et Rousseau.

Alliant analyses comparatives et traitement de sources, l’ouvrage démarre sur un récit: le déroulement d’un examen public en 1776 organisé au Philanthropinum de Dessau (Anhalt). Il s’agit de démontrer l’efficacité de la méthode philantropiniste issue de la théorie éducative de Basedow dont la genèse et la diffusion constituent un des objets centraux de cette passionnante étude. L’examen débouche d’ailleurs sur un concert de louanges. Les visiteurs ébahis s’aperçoivent qu’en classe hétérogène des enfants de 7 ou 8 ans instruits depuis une année et demie peuvent parler couramment français et latin! Tel est le résultat d’une vision pédagogique qui conditionne la progression des apprentissages par une formation des maîtres de qualité. Les maîtres reçoivent d’ailleurs du prince de Anhalt le titre de professeur… mais pas les moyens financiers qu’ils escomptaient de leur démonstration. Performante, la pédagogie ne peut guère espérer plus qu’un éloge et c’est sans doute ce qui fait qu’elle peine à le rester sans discontinuer.

Alors, d’où vient une méthode aux résultats apparemment si probants? Loïc Chalmel, professeur des Universités et fondateur du Conseil scientifique du musée Oberlin de Waldersbach en Alsace, fait justement l’histoire pionnière d’une modernité pédagogique qu’il circonscrit au « couloir rhénan » tout au long duquel se croisent au XVIIIe siècle reliquats d’humanisme, lumières et Aufklärung, piétismes, rationalisme critique ou mysticisme irrationnel, Sturm und Drang et romantisme… au nom d’une « Réforme » susceptible de conduire à la Révolution. Quatre jeunes maîtres, regroupés autour de Basedow à Dessau, dans ce qui deviendra le Philanthropinum, décident de consacrer leur vie à mettre en valeur le capital hérité de Rousseau. Ils feront bien plus que cela. En alliant théologie et pédagogie, ils raniment la flamme de la didactique en rejetant la religion révélée au profit d’une religion naturelle (ce qui entraîne d’aborder l’environnement de façon empirique) et en proposant un apprentissage des langues en immersion et en interdisciplinarité (ce qui conduit à faire d’élèves compris partout les prosélytes d’un homme nouveau: religieux et philanthrope. D’ailleurs est-ce dissociable?).

L’expérience conduite par le grison Planta, présentée au cœur de l’ouvrage, est à ce titre symptomatique: examiner méthodiquement les vérités divines afin d’éradiquer la superstition, enseigner les langues anciennes et modernes en formant des classes cosmopolites, éduquer à la citoyenneté (pour reprendre l’étiquette d’un concept actuel) en instituant l’école en République dont les discours et la justice sont rédigés et rendue en quatre langues par les élèves, réaliser des collections qui permettent d’utiliser les langues, cultiver le chant populaire éducatif ou pratiquer les exercices physiques… tout concourt dans le séminaire de Haldenstein à expérimenter les préceptes de l’Emile et à constituer un espace pionnier des principes philanthropinistes.

Sinon, impossible de faire état de toutes les influences qui ont concouru au modelage de la méthode recherchant l’harmonie entre les formations de l’esprit, du corps et du cœur, modernité qui sera d’ailleurs aussi celle de Pestalozzi. Chalmel souligne à juste titre que la méthode illustre des « nouveautés » souvent attribuées à l’éducation nouvelle: éducation à la citoyenneté et à l’environnement, éveil de l’intérêt de l’enfant au monde et à la nature, apprentissage précoce des langues vivantes, utilisation des médias (l’image en tant que substitut à toute réalité hors de portée visuelle de la classe), correspondance scolaire, développement des habiletés manuelles et artistiques… Mais n’est-ce pas déjà un programme que n’aurait pas même renié un Mathurin Cordier, le maître de Calvin? Finalement, la méthode philanthropiniste, centrée sur des élèves enseignés par des maîtres ouverts à l’articulation théorie-pratique, ne réalise-t-elle pas l’utopie intemporelle de cosmopolitisme moral, intellectuel et pratique? L’échec politique du mouvement (l’Ecole Normale de l’An III préférera abreuver les futurs instituteurs de la Nation de pensées savantes plutôt que de les former au modèle philanthropiniste du compagnonnage) ne doit pas occulter les réussites pédagogiques que le mouvement enregistre au-delà même du couloir rhénan et la flamme des pédagogies naturelles qu’il transmet ainsi jusqu’à l’éducation nouvelle.

Pierre-Philippe Bugnard – Universités de Fribourg et Neuchâtel.

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Enseigner le présent, le passé et le possible – BRUNER (CC)

BRUNER, Jerome. « Enseigner le présent, le passé et le possible ». In: L’éducation entrée dans la culture. Les problèmes de l’école à la lumière de la psychologie cultu- relle (The Culture of Education, Harvard College 1996, traduit de l’anglais par Yves Bonvin). Paris: Retz, 1996. pp. 111-126. Resenha de: BUGNARD, Pierre-Philippe. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.1, p.219-222, 2001.

Ce bref chapitre constitue en fait un mani- feste élégant et convaincant pour une pédagogie du problème par le récit, notamment en histoire enseignée : le socio-constructivisme raconté à tous ! Bruner part d’un constat : l’absence « choquante » de tout inté- rêt porté à la manière dont les enseignants enseignent et les élèvent apprennent. A par- tir de là, il propose une nouvelle culture de l’apprentissage qui passe par le récit, au moyen de quatre « idées » :

1. La « réflexion ». Depuis le XVIIe siècle, on pense qu’« expliquer » de manière causale – en recourant à une théorie, c’est-à-dire à ce que la science considère comme un idéal – suffit pour faire « comprendre ». Au XIXe siècle, le positivisme « anti-illusion- niste » reproche aux sciences « molles » – l’histoire, les sciences humaines, la littéra- ture… – de se borner à « enrichir l’esprit» sans jamais se soucier de la preuve des choses. Pourtant, la vieille Europe continue à guerroyer, rejouant inlassablement toutes les histoires que l’Histoire raconte, avec la socio- logie et la littérature, ces disciplines qui jus- tement ne seraient bonnes qu’à « enrichir l’esprit » ! Or,

« Les gaz mortels et la Grosse Bertha étaient peut-être les fruits empoisonnés des sciences vérifiables, mais la pulsion qui nous avait amenés à les mettre en action venait, elle, de ces histoires que nous nous racontions. N’était- il pas temps que nous tentions de mieux com- prendre leur puissance, d’étudier comment les histoires et les récits historiques sont bâtis et ce qui, en eux, porte les peuples à vivre ensemble ou, au contraire, à s’estropier et à se massa- crer ?» (p. 115)

Comment faire pour amener une nouvelle génération à réexaminer notre histoire ?

« Comment éviter de nous tromper encore une fois ?» lance Bruner. Et bien justement, le premier quart du XXe siècle a opéré un « tournant interprétatif », d’abord dans le théâtre, puis dans la littérature, l’histoire, dans les sciences sociales, en épistémolo- gie… dans l’éducation, enfin. La nouvelle finalité, c’est désormais de comprendre, pas d’expliquer ! Instrument privilégié de ce nouveau paradigme : le récit, avec une exi- gence de « vérisimilarité », d’atteindre « ce qui ressemble à la vérité », la « vérité », ici, n’étant ni atteignable, ni vérifiable. Raconter des histoires pour comprendre, c’est bien plus que d’enrichir l’esprit : il s’agit d’une didactique que Kierkegaard (✝ 1855) a sug- géré depuis longtemps : « sans ces histoires, disait-il, nous en sommes réduits à avoir peur et à trembler. »

Aussi Bruner réclame-t-il que les méthodes interprétatives ou narratives de l’histoire soient enseignées avec la rigueur de l’explica- tion scientifique, hors de tout procédé rhéto- rique (Voir aussi un autre chapitre de Bru- ner : « Les sciences par les récits »). L’histoire devient alors une discipline qui vise à com- prendre le passé et pas seulement à raconter « ce qui est arrivé ». On apprend aux enfants à devenir historien en ne les traitant pas comme des « consommateurs d’histoires bien « propres » et soigneusement conser- vées ». Certains crieront au bradage des valeurs les plus sacrées par l’usage d’une « épistémologie pragmatique » ! Or ce qui est sacré, selon Bruner, et mérite le respect, c’est au contraire

«Toute analyse du passé, du présent et du pos- sible qui est bien faite, bien argumentée, scru- puleusement documentée et menée selon une perspective honnête. (…) Réfléchir avec rigueur et respect aux différentes «histoires » qui nous disent où en sont les choses (sans «effacer » celles qui nous gênent), n’est en rien contradictoire avec la pensée scientifique. »

Bruner propose en exemple une histoire « très intéressante », réclamant le recours à une théorie explicative précise et qui, construite par les élèves, leur permettrait de découvrir quand ils ont besoin d’une théorie et plus seulement d’une histoire : « Comment sommes-nous arrivés à ce que les trois quarts de la richesse de la nation soient entre les mains du quart de la population ?» (Suisse 1990 : 57,2 % de la fortune déclarée aux mains de 7,6 % des contribuables). Et on voudrait ajouter : « Alors que la Révolution française s’opposait déjà à ce qu’un quart des contribuables n’amasse deux tiers des richesses recensées»! On voit mieux, ainsi, ce qu’il faut entendre par une histoire « gênante ».

2 et 3. L’aptitude à agir et la collaboration. Ici, Bruner procède par opposition des contraires. L’idéologie anglo-américaine empirique de l’« apprentissage », théorisée par Locke, conçoit l’esprit comme une « tablette de cire » sur laquelle l’environne- ment grave un message indélébile, concep- tion de l’apprentissage à la fois solitaire et passive. Cette conception s’oppose à tout ce qu’on a découvert depuis et qui aboutit au contraire à considérer l’esprit comme « actif », à l’orienter vers la résolution de problèmes » : ce qui « entre » dans l’esprit dépend davantage des hypothèses, moyen- nant heuristique (stratégies et prises de déci- sion), que de ce qui sollicite les sens. Et ce qui a été aussi découvert, c’est que nous n’apprenons pas seuls et sans aide, « nus devant le monde » : c’est l’échange de la parole qui rend possible l’apprentissage, par la collaboration, par un processus discursif que nous exerçons en fait dès notre plus jeune âge. Ainsi, dans le projet pilote d’Oak- land (Californie) qu’Ann Brown a mené dans les années 1970,

« Non seulement les enfants émettent leurs propres hypothèses, mais ils les négocient avec les autres, y compris avec leurs enseignants. Ils occupent d’ailleurs aussi le rôle de l’ensei- gnant, offrant leur expertise à ceux qui en ont moins. » (p. 119)

Dans l’acquisition de cette « culture-mise-en- pratique » utile pour la vie, quel que soit son milieu social, les enfants apprennent à distin- guer récit explicatif et récit interprétatif. Ils apprécient le rôle de l’ethnographe qui fait périodiquement le point sur la manière dont évolue la collaboration et ils se montrent bien plus critiques que leurs propres enseignants. En maniant le récit, ils apprennent à penseren fonction du schéma : « histoire » = un Agent cherchant à atteindre un But dans un Cadre reconnaissable à l’aide de certains Moyens. Un défaut survient-il entre les diffé- rentes composantes de l’histoire, et voilà l’Obstacle qui justifie qu’on la raconte. C’est le prologue du récit qui installe les circons- tances initiales de l’histoire (Agent, But, Cadre, Moyens). L’action se déroule ensuite en conduisant à l’Obstacle et c’est la rupture (la violation de ce à quoi l’on s’attendait comme légitime). A partir de là, on assiste soit à un retour de la légitimité, soit à un changement révolutionnaire installant une nouvelle légitimité. Enfin, l’histoire se ter- mine par une conclusion cherchant à évaluer ce qui s’est passé.

Le schéma du récit proposé par Bruner comme support à l’apprentissage de la pen- sée ne correspond-il pas, en fait, à l’accep- tion du concept grec de  : une rela- tion débouchant sur un rapport, le tout faisant une « enquête » ? Ainsi, toute repré- sentation du monde pourra faire sens dès lors qu’on l’insère dans une structure narra- tive. Vladimir Propp (Morphologie du songe, Paris, Seuil, 1970) affirme même qu’il n’y en a que quatre, souligne Bruner : la tragédie, la comédie, le roman et l’ironie. Ce sont ces structures d’une extrême abstraction, quasi algébrique, qui permettent à une infinité d’histoires d’exprimer le monde, donc d’en attester une compréhension sans qu’il soit « expliqué », livré, servi en vulgates apprêtées pour la consommation…: autant de mises en scène possibles d’un réel problématique, refoulé… sommé de se rendre à la raison de l’apprenant…

Il est étonnant de voir, selon Bruner, com- bien on devient rapidement habile à rendre clair un texte, armé de ces quelques données sur la structure formelle des récits, que l’on soit critique littéraire, psychologue, juriste, historien, professeur ou enfant !

« C’est une idée très contestable de penser que les enseignants et leurs élèves ne peuvent abor- der les problèmes narratifs avec la même com- pétence et la même ouverture d’esprit, et en tirer le même bénéfice en terme de conscience de soi. (…) L’analyse narrative réalisée en col- laboration ne se solde pas par un match nul. Il n’y a pas besoin d’hégémonie pour créer du sens, comme si la version de l’histoire du plus fort devait être imposée au plus faible, et cela reste vrai lorsqu’il s’agit de sujets politiques brûlants. (…) Le débat et la négociation menés ouvertement, sont les ennemis de l’hé- gémonisme. » (p. 122)

Bruner ne considère pas pour autant que la finalité d’un tel processus d’analyse collective doive être d’élaborer la liste des meilleurs « valeurs » (américaines…) comme des tables de la loi. L’idée même d’aboutir à de telles valeurs correspond à de la timidité intellec- tuelle et morale : il ne s’agit pas de parvenir à l’unanimité, mais à davantage de conscience, car « plus de conscience entraîne toujours plus de diversité ».

4. La culture. Bruner fait ici confiance aux anthropologues contemporains qui ont montré que « le mythe d’une « culture » soli- dement installée, irréversible, qui permet- trait à la fois de penser, de croire, d’agir et de juger, ce mythe est bien mort. » Il faut être confiant dans la possibilité d’améliorer les choses en commençant pas refuser de céder aux convenances qui imposent de laisser les sujets embarrassants devant la porte de la classe. Les élèves ne sont pas dupes: soit ils vivent ces scandales, soit ils les voient à la télévision. Le désenchantement qui résulte de programmes désincarnés est d’ailleurs une grande source de désordre dans l’école. Donnons plutôt aux élèves les moyens de comprendre les histoires qu’ils construisent sur leurs univers, en les initiant à la démarche de l’enquête précisément sur les questions qui font scandale: pour reprendre l’exemple déjà évoqué, comment en sommes-nous arrivés au « système aberrant » de distribution des richesses actuel alors que nous sommes partis d’une déclaration selon laquelle « Tous les hommes ont été créés libres et égaux » ? Si c’est l’Obstacle qui déclenche le récit, les élèves vont pouvoir transformer cet obstacle brut en un problème qui fait sens, dans le cadre d’une procédure (ce qu’on appelle une « problématique »). Là est la culture selon Bruner : non pas l’éternelle question du choix entre poésie et prose, mais une manière d’affronter les problèmes humains, de rendre des comptes par le biais de récits, moyens de synthétiser les connaissances accumulées sur la société et de dépasser l’étroitesse de vue. Faire en sorte que ce qui est trop familier redevienne étrange…

Pierre-Philippe BugnardUniversité de Fribourg – Sciences de l’éducation.

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