Comparing Transitions to Democracy. Law and Justice in South America and Europe | Cristiano Paixão e Massimo Mecarelli

Ce livre collectif, réunissant quatorze auteurs sous la direction de Cristiano Paixão et Massimo Meccarelli est une contribution innovante à l’étude des transitions démocratiques du XXe siècle en Amérique du Sud, en Espagne, au Portugal et en Italie étudiées sous l’angle de l’histoire du droit, plus particulièrement de l’histoire de la justice dans les périodes de sortie de la dictature et de la difficile reconnaissance des crimes commis avant le processus démocratique. En rappelant le combat récent des familles de victimes pour retrouver les corps de leurs parents disparus et le poster du président Bolsonaro (quand il était membre du Congrès) affirmant que « seuls les chiens recherchaient des os », ce livre montre, s’il en était besoin, combien est vive, chez tous ceux qui ont perdu un être cher dans les crimes des dictatures du XXe siècle, la mémoire de ces tragiques événements et la volonté de connaître la vérité, sinon de voir punis les responsables de ces atrocités. En donnant des évaluations précises du nombre des victimes, de celui (beaucoup plus faible) des actions intentées et de celles (encore moins nombreuses) ayant abouti à des condamnations, en décrivant les obstacles rencontrés par les victimes et leurs familles face aux lois d’amnistie et aux politiques fondées sur l’oubli, cet ouvrage est un salutaire rappel pour les lecteurs du monde entier sur la persistance des crimes contre l’humanité et sur leur poids dans la psychologie de millions de personnes à travers tous les continents.

Au-delà de l’émotion que peuvent ressentir les lecteurs, même ceux bien informés de ces questions dans leur pays, mais ayant eu rarement accès à une étude comparative de cette ampleur, ce livre est un très bel exemple d’histoire du droit à l’époque contemporaine, ou si l’on préfère de l’histoire du temps présent. Dans beaucoup de pays, la discipline de l’histoire du droit s’est d’abord développée pour étudier les traditions nationales, qu’elles remontent à l’Antiquité, au Moyen Âge ou aux Temps modernes. Il a fallu, au cours de ces dernières décennies, des engagements individuels et collectifs de quelques spécialistes de l’histoire du droit pour que l’étude du XIXe , puis du XXe siècle, devienne un objet de recherches et d’enseignements à part entière. Sur la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale, il a été longtemps objecté que le recul manquait pour apprécier des événements dont les chercheurs avaient pu être des contemporains, du moins dans leur jeunesse. Depuis longtemps cette objection, qui par nature s’affaiblit d’année en année, a été réfutée par les historiens généralistes qui traitent de la seconde moitié du XXe siècle, qu’il s’agisse de l’établissement des régimes démocratiques en Europe après 1945, de la guerre froide, de la décolonisation ou de la fin de l’URSS. Il n’y a aucune raison pour qu’il en aille différemment pour l’histoire du droit : de la part d’auteurs qui sont pour la plupart séparés des événements analysés par l’espace d’une ou deux générations et qui s’efforcent à l’objectivité en travaillant sur les archives et les discours des acteurs de cette histoire contemporaine, l’on peut trouver la même « objectivité » que chez les historiens étudiant des périodes plus anciennes avec un vocabulaire et un regard qui eux sont nécessairement contemporains. De plus, le sujet traité dans ce livre concerne au plus haut point l’histoire du droit : il s’agit d’analyser le contenu et la portée de textes constitutionnels, de lois (particulièrement de lois d’amnistie), de jugements, de prises de position doctrinales qui constituent autant de pièces de dossiers pouvant être vérifiés ou discutés (« falsifiables » selon le vocabulaire de Popper).

Si les transitions de la dictature à la démocratie sont, bien sûr, un sujet pour les sciences politiques, elles doivent être abordées aussi du point du vue du droit et de ses usages. Or, comme le montre bien cet ouvrage, il faut se garder d’une trop grande naïveté face à des processus qui ont remplacé des pouvoirs autoritaires extrêmement violents par des régimes qualifiés de démocratiques. Les États autoritaires et même totalitaires du XXe siècle ont utilisé le droit et les juristes pour organiser la répression, par exemple avec l’établissement de juridictions politiques, et même s’ils ont cultivé le secret pour des opérations criminelles en dehors du droit (comme l’opération Condor entre plusieurs pays d’Amérique du Sud rappelée dans ce livre), ils ont prétendu conserver une façade d’« État de droit ». Et nous savons que malgré l’engagement des élus issus de la démocratie de respecter les droits de l’homme et d’établir un système fondé sur la responsabilité des gouvernants, les périodes de transition ont connu aussi des formes d’injustice, fondées notamment sur la volonté de réconciliation nationale à travers le pardon ou, ce qui n’est pas la même chose, l’oubli des crimes du passé récent. L’histoire des sentiments de justice ou d’injustice, ainsi que des mouvements sociaux qui sont inspirés par ces sentiments, fait partie de l’histoire du droit, de même que l’étude de la participation des juristes aux régimes autoritaires comme aux régimes démocratiques, de l’organisation des juridictions à la légitimation des pratiques gouvernementales. L’histoire du droit n’est ni une entreprise de justification de tel ou tel régime, ni un tribunal pour juger le passé, mais une analyse aussi rigoureuse que possible d’événements qui touchent la justice et le droit, en l’occurrence dans une dimension pénale relative aux crimes jugés les plus graves. Si toute société, et toute pratique historique, connaît la nécessité de l’oubli, l’histoire du droit vient à l’appui du droit à connaître la vérité qui a été revendiqué par les victimes et leurs familles et a pu être reconnu par des règles du droit international et de droits nationaux. Sur le thème de la « justice transitionnelle », le cas de la commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud est le plus connu. L’on sait aussi que ce sujet a concerné toute l’Amérique du Sud à la chute des régimes dictatoriaux dans les deux dernières décennies du XXe siècle en Argentine, au Brésil, au Chili, au Paraguay et en Uruguay. En utilisant la méthode comparative, et en partant de l’exemple brésilien, cet ouvrage a l’originalité de rapprocher des situations latino-américaines celles du Portugal et de l’Espagne après la fin du salazarisme et du franquisme. Un tel choix se justifie bien sûr par la proximité chronologique (les années 1970), linguistique et historique (à travers la colonisation) entre ces pays des deux côtés de l’Atlantique. En ajoutant l’Italie au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les directeurs de ce volume ont fait le pari réussi d’associer une période un peu plus ancienne (d’une génération antérieure) qui présente beaucoup de points de contact avec les transitions démocratiques des pays hispanophones et lusophones.

Après la présentation de ce « new object of study for legal history » par Cristiano Paixão et Massimo Meccarelli, l’ouvrage débute par quatre études consacrées au Brésil. La première par Cristiano Paixão relève la persistance de la violence d’État à la l’égard de la population noire du Brésil et le silence du rapport remis en 2014 par la commission nationale de vérité sur les victimes noires de la dictature. Replaçant ces phénomènes dans la longue durée de l’esclavage, de l’interdiction de voter des illettrés dans la première constitution républicaine et des nombreuses discriminations à l’égard des noirs, Cristiano Paixão considère qu’il est vital de sortir du silence l’histoire de la population noire aussi bien dans la période de la dictature que dans celle du régime démocratique lui ayant succédé. Juliana Neuenschwander Magalhães applique la même méthode aux populations indigènes en intégrant l’étude de leur répression sous la dictature, notamment dans le camp de Krenak, à la longue durée du traitement discriminatoire de ces populations. Maria Pia Guerra étudie les mouvements des chômeurs avant, pendant et après la dictature. Leonardo Augusto de Andrade Barbosa analyse l’usage de l’outil constitutionnel pour affermir le pouvoir des militaires à partir de 1964 et la participation de juristes à cette ingénierie constitutionnelle de la dictature.

La perspective est ensuite élargie à d’autres pays d’Amérique latine : par Claudia Paiva Carvalho sur les crimes sexuels, par Francesca Lassa sur le combat des « entrepreneurs de morale », souvent liés à l’Église, pour obtenir l’établissement de la vérité sur les crimes commis pendant la dictature (avec un très riche tableau comparatif sur le nombre des victimes, des actions et des procès), par Carlo Osmos sur le rôle de la Cour interaméricaine des droits de l’homme et de sa décision de 2009 concernant le Brésil.

 

La partie consacrée à d’autres situations comparables en Amérique et en Europe réunit les contributions de Cath Collins sur le Chili et les tensions entre la tradition légaliste et la répression menée par Pinochet, d’Alfons Aragoneses sur les recherches des corps des républicains exécutés pendant le franquisme et les politiques différentes des communautés autonomes en ce qui concerne les réparations dues aux victimes et à leurs descendants, d’Antonella Meniconi sur le double processus d’épuration de la magistrature en Italie pendant le fascisme et à la Libération avec notamment le rôle de Togliatti comme ministre de la Justice et la loi d’amnistie de 1946, et de Filipa Raimundo sur la répression pendant la dictature de Salazar et la faible épuration de la magistrature après la chute de cerégime autoritaire.

L’ouvrage s’achève par trois contributions de caractère plus théorique. Gabriele Rezende s’interroge sur la notion même de justice transitionnelle et ses liens avec les situations de passage d’un régime à un autre. Douglas Antônio Rocha Pinheiro analyse les précautions méthodologiques que réclame le « présentisme » historique au sens de François Hartog. Enfin, Massimo Meccarelli part de l’examen du changement de régime, sans véritable révolution notamment dans le personnel judiciaire, en Italie de 1943 à 1946 pour montrer à la fois les limites de l’approche technique du droit qui avait prévalu sous le fascisme et les obstacles qui se sont opposés à une vraie rupture juridique avec les normes issues de la dictature de Mussolini.

Ainsi construit, cet ouvrage collectif complète remarquablement notre information sur l’étendue et les caractères de la répression sous les dictatures, comme sur les actions et les procès pendant la période démocratique. Les différences entre les contextes – comme ceux de l’Italie en guerre, du Portugal confronté à la décolonisation, de l’Espagne dans la configuration résultant de la mort de Franco et de l’avènement du roi Juan Carlos et les pays d’Amérique latine sortant de dictatures militaires – sont bien mises en valeur, de même que les résultats divergents des procès dirigés contre les auteurs des crimes, avec un nombre de cas jugés décroissant entre l’Argentine, le Chili et le Brésil. En même temps la démarche comparative relève les nombreux points de contact entre toutes ces situations de transition. Après des régimes autoritaires qui ont été soutenus par une partie non négligeable des classes dirigeantes, notamment par des juristes conservateurs, les gouvernants ayant eu en charge la transition démocratique ont voulu éviter la guerre civile et ont prôné une politique de réconciliation qui a conduit rapidement au vote de lois d’amnistie. C’est après l’adoption de ces lois et la consolidation du régime démocratique que les victimes ou leurs familles ont dénoncé le silence qui avait été imposé sur les années sombres et ont revendiqué le droit à obtenir la vérité, sinon à agir en justice contre les criminels. Ces revendications ont été longtemps écartées, notamment par des gouvernements de droite peu soucieux de mettre en accusation certains de leurs soutiens. De ce fait, la transition n’a pas été une rupture totale, mais un processus d’accommodation avec l’histoire de la dictature qui a pu conduire à l’oubli, voire au déni des crimes passés, les actions des victimes étant sacrifiées sur l’autel de la réconciliation, a fortiori quand elles émanaient de populations marginalisées ou discriminées. Le recours à la comparaison s’avère ici très heuristique, dans la mesure où il révèle les faiblesses de nombreux compromis passés au moment de la période de transition et souvent maintenus des années après, au gré des changements de majorité politique, alors qu’une partie croissante des victimes sont mortes et que les actions de leurs familles ne peuvent être considérées comme un danger pour l’État. L’arrivée au pouvoir ces derniers années de gouvernements portés par une idéologie populiste et nationaliste a relancé les politique d’oubli, voire de falsification de l’histoire. Qu’elles ou ils épousent une cause militante ou non, les historiennes et les historiens du droit ont un rôle scientifique et critique à jouer pour dénoncer le négationnisme et rappeler des crimes qui ne doivent pas être écartés de l’histoire nationale.

Dans tous ces processus, impliquant à la fois le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, les juristes ont joué un rôle déterminant dans des pays de tradition civiliste avec des professionnels du droit (juges, avocats et professeurs) de haut niveau. Quoi qu’il en coûte aux réputations établies de ces juristes, il faut rappeler la contribution à la répression ou à sa justification de ceux qui sont soutenu les régimes dictatoriaux. Il faut aussi s’interroger, de manière raisonnée, sur la reconversion de bon nombre de ces juristes dans les systèmes démocratiques. S’agit-il de conversions sincères aux idées démocratiques et de repentance avouée ou tacite pour le passé ? Est-on au contraire en présence de l’opportunisme des juristes serviteurs des régimes autoritaires qui sont parvenus à se recycler en conseillers des démocraties ?

 

Alors que l’histoire du droit s’intéresse plutôt à la longue durée, ce bel ouvrage collectif amène aussi à s’interroger sur des périodes courtes d’intense changement, périodes de « crise » que l’on a baptisées après coup de « transition» quand le passage d’un régime autoritaire à un régime (plus) démocratique a paru réussi. Les évolutions récentes montrent que les démocraties libérales sont confrontées à leur tour à un contexte de crise et non de stabilité, avec l’émergence des démocraties apparemment fondées sur des votes mais qualifiées d’« illibérales » en raison de violations répétées et graves des droits humains. La lecture de ce livre invite enfin à poursuivre la comparaison avec la France de Vichy et de la Libération, la Belgique et les Pays-Bas pendant et après la Seconde Guerre mondiale, ou avec les transitions démocratiques et les justices transitionnelles dans les pays d’Europe de l’Est après 1989, aux Philippines ou en Indonésie.


Resenhista

Jean-Louis Halpérin – École Normale Supérieure. ORCID: 0000-0001-9468-5431


Referências desta Resenha

PAIXÃO, Cristiano; MECARELLI, Massimo (Eds.). Comparing Transitions to Democracy. Law and Justice in South America and Europe. Springer, 2021. Resenha de: HALPÉRIN, Jean-Louis. História do Direito. Curitiba, v.3, n.4, p. 172-176, jan./jun. 2022. Acessar publicação original [DR]

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