Astronomia das constelações humanas. Reflexões sobre Claude Lévi-Strauss e a história – IEGELSKI (AHSS)

IEGELSKI Francini Claudio Lévi-Strauss
Francine Iegelski/Divulgação UFF

IEGELSKI F Astronomia das constelações humanas Claudio Lévi-StraussIEGELSKI, Francine. Astronomia das constelações humanas. Reflexões sobre Claude Lévi-Strauss e a história. São Paulo: Humanitas, 2016, 422 p. Resenha de: BRANDI, Felipe. Annales.  Annales. Histoire, sciences sociales, v.2, p.450-452 2019. Acessar publicação original.

En 1949, Claude Lévi-Strauss publiait, dans un numéro de la Revue de métaphysique et de morale consacré aux « Problèmes de l’histoire », l’article « Histoire et ethnologie », devenu dix ans plus tard la célèbre introduction d’Anthropologie structurale 1. Les deux disciplines qui donnent son titre à l’article y sont montrées comme un Janus bifrons : deux sciences soeurs, solidaires, mais investies de missions opposées. Alors que l’histoire s’en tiendrait au domaine du particulier et à l’étude des expressions conscientes de la vie sociale, l’ethnologie paraît atteindre un degré plus élevé d’abstraction àmême d’explorer les « possibilités inconscientes » et d’opérer le passage à l’universel. Les historiens ont vite compris que leur discipline se trouvait menacée d’être reléguée aux tâches subalternes d’une science de second rang : la collecte consciencieuse des matériaux empiriques dont il reviendrait à d’autres d’opérer la synthèse. Méfiants, ils sentaient que l’anthropologue n’avait insisté sur la complémentarité des deux disciplines que pour mieux les hiérarchiser. Conquérante et forte de ses attraits, la jeune ethnologiemontrait qu’elle s’apprêtait à détrôner son aînée. Depuis lors, le thèmede l’histoire dans la pensée de Lévi-Strauss a suscité l’un des grands débats qui, en France et ailleurs, ont marqué les sciences de l’homme du second XXe siècle – un débat que nous aurions tort d’imaginer dépassé. Le livre de l’historienne brésilienne Francine Iegelski en témoigne. Issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de São Paulo en 2012, le volume, préfacé par François Hartog et enrichi d’une présentation de Sara Albieri, fraye son chemin au milieu d’une vaste littérature par l’originalité d’une démarche qui allie histoire des idées et réflexion théorique, afin de montrer que les questions posées par Lévi-Strauss à l’histoire peuvent encore nous guider parmi les interrogations actuelles de l’historiographie.

L’ouvrage d’Iegelski présente un triple intérêt. Tout d’abord, il se centre sur les écrits de Lévi-Strauss et montre que celui-ci a enrichi l’histoire, suivant lemêmemouvement par lequel il en a fait une espèce de contrepoint à son projet d’anthropologie sociale. Ensuite, ce travail se lance dans une histoire intellectuelle qui retrace les débats et les controverses ayant jalonné la réception historienne des idées de Lévi-Strauss, depuis l’article de Fernand Braudel sur la longue durée jusqu’aux écrits d’Hartog. Enfin, il change à nouveau de peau et s’engage dans une réflexion, plus théorique, sur les « expériences du temps ». Ce livre est en effet celui d’une historienne de métier, dont le but est de réfléchir sur l’histoire.

On lit avec profit les chapitres qui déclinent les significations diverses dont l’histoire apparaît investie au sein de l’oeuvre de Lévi-Strauss : elle désigne tantôt les expériences vécues des sociétés (le « champ événementiel », si l’on veut), tantôt l’attitude subjective que les différentes sociétés adoptent face au devenir, tantôt un savoir constitué au sein des sociétésmodernes, que ce soit sous la forme de l’histoire qu’écrivent les historiens ou d’un grand récit aux mains des philosophes et des idéologues. Des thèmes bien connus sont utilement revisités : les rapports entre histoire et ethnologie, le problème des discontinuités culturelles, celui de la contingence irréductible de l’événement et, finalement, la mise à nu des rapports entre mythe et histoire. Le mérite essentiel de cette traversée repose sur la gerbe d’informations moissonnées et sur un effort de décryptage d’autant plus estimable que la matière est spécialement compliquée. Au fil de ce parcours, le thème de l’histoire se diffracte au sein des écrits de Lévi-Strauss, tout en restant une constante.

Si l’analyse de l’oeuvre occupe la plus grande part du livre, l’originalité de l’initiative d’Iegelski est de ne pas s’y arrêter. L’autrice couronne son étude par l’histoire du retentissement des idées de Lévi-Strauss chez les historiens, au fil d’un récit truffé d’aperçus nouveaux. Elle propose une lecture intéressante du discours de Lévi-Strauss à l’occasion de la 5e Conférence Marc Bloch, que les Annales publient en 1983 sous le titre « Histoire et ethnologie », comme un écho à son article de 1949 qui ne fait qu’accuser l’écart entre leur conjoncture polémique respective. Cette dernière contribution de Lévi-Strauss dans les Annales atteste que le rapport entre les deux disciplines s’était radicalement transforméentre-temps ; en témoigne aussi, dans le même numéro, un autre article, cette fois signé Hartog, sur l’anthropologie de l’histoire où apparaît pour la première fois, sous une forme encore embryonnaire, la notion de « régimes d’historicité 2 ».

Un quart de siècle après que Braudel a proposé la longue durée comme une réponse à l’avancée de l’anthropologie structurale, Hartog lit Marshall Sahlins et envisage qu’un nouvel échange entre historiens et anthropologues soit désormais placé au niveau de l’événement, et non des « structures », mettant ainsi à l’épreuve l’idéequelerefusduchangement serait l’attitude prédominante des sociétés traditionnelles, supposées « froides », face à l’histoire. La rencontre de ces deux articles de Lévi-Strauss et d’Hartog est explorée par l’autrice comme une coïncidence pleine de sens, qui marque le moment où une conjoncture intellectuelle s’achève afin qu’une autre commence. En amont, l’étude des sociétés dépourvues d’écriture (donc sans archives ni histoire) s’opposait aux recherches consacrées aux sociétés engagées dans le devenir ; en aval, la manière dont les sociétés conçoivent leur inscription dans l’histoire devient un champ problématique commun, partagé par les spécialistes des deux disciplines.

D’une étude sur l’histoire chez Lévi-Strauss, l’ouvrage se transmue ainsi en une histoire intellectuelle de la réception historienne de ses écrits, avant de se convertir en un essai sur la genèse de la réflexion sur les « expériences du temps » dans le travail d’Hartog. Les pages finales sont particulièrement novatrices, dédiées à l’influence des écrits de Lévi-Strauss sur le tournant réflexif de l’historiographie des années 1980 et sur l’avènement de cet outil d’investigation historique du temps qu’est la notion de « régimes d’historicité ». L’enjeu touche ici à l’actualité qu’acquiert au sein du travail d’Hartog la réflexion de Lévi-Strauss sur l’histoire. Après avoir remis en question l’idéal de progrès, Lévi-Strauss fut aussi l’un des savants à avoir reconnu les signes avant-coureurs d’un bouleversement des rapports au temps qui allait toucher les sociétés modernes en cette fin de siècle.

En 1993, Lévi-Strauss revient sur le binôme sociétés froides/sociétés chaudes qu’il avait autrefois proposé et signale que les « états » auxquels correspondent ces deux catégories ne sont pas figés, mais eux-mêmes soumis au devenir historique.

Il constate alors une double évolution, symétriquement opposée, qui atteint autant les sociétés traditionnelles (froides) que les sociétés modernes (chaudes) lors du dernier quart du XXe siècle : les premières, s’insurgeant contre le pouvoir des anciens colonisateurs, s’engagent dans l’histoire et « se réchauffent », tandis que les secondes suivent un mouvement inverse de « refroidissement », né de leur effort pour neutraliser les effets du temps et résister au devenir. Signe d’une perte de confiance dans l’avenir provoquée par les expériences traumatiques du XXe siècle (guerres, explosion démographique, ravages de la civilisation industrielle), ce processus de refroidissement au sein des sociétés chaudes recoupe, selon l’autrice, ce qu’Hartog appelle le basculement du « régime moderne d’historicité » vers le « présentisme ». Visiblement, les deux diagnostics convergent et se recouvrent. Pour Iegelski, ce refroidissement dont parle Lévi-Strauss est une expression de la fermeture du futur et de la montée d’un présent omniprésent qui caractérisent le moment « présentiste ». Dans sa préface, Hartog accepte volontiers ce rapprochement, mais se demande si l’on ne peut voir dans le présentisme un « hyper-réchauffement », où l’accélération est telle que le devenir se consume aussitôt, jusqu’à ne laisser de place qu’à un présent perpétuel.

De nouvelles perspectives de recherche s’ouvrent ainsi aux spécialistes de l’historiographie. Elles témoignent de la fécondité des réflexions actuelles sur la conscience historique des sociétés et leur rapport au temps 3. Dans une étude sur l’histoire chez Lévi-Strauss, on peut certes regretter que l’autrice effleure seulement le thème des théories diffusionnistes, lequel recèle une piste importante pour comprendre comment les analyses des mythes chez l’anthropologue se situent face à un débat relatif aux processus d’acculturation précolombiens ainsi qu’aux guerres et aux migrations qui ont tantôt rapproché, tantôt séparé les hautes civilisations et les cultures de la forêt et de la savane. On eût aimé qu’Iegelski posât le problème des organisations dualistes en tant que traces de l’histoire perdue d’un ancien syncrétisme, des contacts et d’un vieux fonds culturel commun d’où seraient dérivées les cultures des hautes et des basses terres. L’obscurité enveloppant le passé américain a représenté, sans conteste, un redoutable obstacle qui n’a pas été sans déterminer très tôt les positions adoptées parLévi-Strauss à l’égard de l’histoire. Ces remarques n’enlèvent pourtant rien à la portée d’une étude qui se lance dans une lecture résolument historienne de la pensée vivante de Lévi-Strauss, en convoquant ses différentes réflexions sur l’histoire, en vue de mieux s’armer pour répondre aux défis historiographiques qui sont aujourd’hui les nôtres.

Felipe Brandi. E-mail: [email protected] AHSS, 74-2, 10.1017/ahss.2020.20.

Notas

1- Claude LÉVI-STRAUSS, « Histoire et ethnologie », in Anthropologie structurale, Paris, Plon, [1949] 1958, p. 3-33.

2 – Id., « Histoire et ethnologie », et François HARTOG, «Marshall Sahlins et l’anthropologie de l’histoire », Annales ESC, 38-6, 1983, respectivement p. 1217-1231 et p. 1256-1263 ; François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2003.

3 -Dossier « L’anthropologie face au temps », Annales HSS, 65-4, 2010, p. 873-996.

Les musulmans dans l’histoire de l’Europe. t. 1. Une intégration invisible / Jocelyne Dakhlia e Vincent

Cet ouvrage collectif ambitieux et novateur interroge, dans un premier tome, « une intégration invisible » des musulmans en Europe occidentale entre le xive siècle et le début du xixe siècle, avant de mettre en exergue, dans un second tome, les dynamiques intégratrices qui animent les sociétés de cet « entre-deux » qu’est l’espace méditerranéen. Les deux volumes partagent la même ambition d’éclairer les débats contemporains sur l’Europe, sa définition, ses contours, ainsi que ses relations avec l’islam et le monde de l’Islam. Alors que la question de la candidature de la Turquie à l’Union européenne ou le projet de l’« Euroméditerranée » ont suscité les passions et interrogé la notion même d’Europe, ces deux volumes offrent de nouvelles perspectives pour mieux remettre en cause la vision réductrice de deux mondes qui s’affrontent et dont les échanges, faits uniquement d’emprunts culturels ou de traités diplomatiques, n’auraient été que sporadiques, voire anecdotiques, avant les expériences coloniales du xixe siècle.

Aussi les deux volumes entendent-ils réviser un certain nombre de topoi pour mieux « restituer de la chair » (t. 1, p. 22) à l’histoire des relations de l’Europe occidentale avec l’islam. Il s’agit de battre en brèche la supposée ignorance islamique de l’Europe de la fin du Moyen Âge à l’époque moderne pour réévaluer des circulations méditerranéennes bien antérieures aux confrontations coloniales. Cette étude des circulations délaisse logiquement l’Europe sous domination ottomane pour privilégier les régions de frontière et les espaces de commerce, à savoir la Méditerranée, la façade atlantique ainsi que la frontière de l’empire des Habsbourg avec l’empire ottoman. L’introduction du premier tome propose un cadre méthodologique et théorique stimulant dans la perspective d’une histoire nécessairement connectée. Elle pose les termes de la réflexion et ses gageures, notamment la difficile identification des musulmans dans les sources, tout en s’interrogeant sur les raisons qui ont poussé l’historiographie à négliger les musulmans présents en Europe lors de la période couverte, jusqu’à les rendre quasiment « invisibles ».

Tout en s’appuyant sur la bibliographie la plus récente, le premier tome explore, de la côte Atlantique du Portugal jusqu’à Vienne, en passant par la France et la Grande-Bretagne, les circulations des musulmans ainsi que la nature de leur intégration sociale, voire sociétale, dans ces espaces. C’est à la recherche des formes d’accommodement à l’islam et aux musulmans, en dépit de contextes souvent conflictuels, que les chercheurs construisent leur apport, dans un souci historiographique et méthodologique constant. Selon cette perspective, la première partie est consacrée à un état des lieux de la présence musulmane en Europe, avant d’en tenter une reconstruction historiographique pour en proposer finalement une lecture dynamique. Au fil des contributions, c’est tout un monde de marchands, de serviteurs, d’esclaves, de diplomates, d’artisans ou de soldats, parfois convertis au christianisme, qui émerge pour sortir de l’ombre historiographique.

Le lecteur comprend que, selon les contextes, des stratégies de dissimulation ont pu être mises en place par les musulmans eux-mêmes tandis que les sociétés d’accueil ont parfois préféré se montrer indifférentes à une telle présence qui, parfois considérée comme banale, explique le silence des sources. Les chapitres proposent différents éclairages sur cet objet complexe, alternant entre des approches micro-historiques de groupes d’individus relativement réduits et l’exploration de présences plus massives. Le service des sœurs Ayche et Fatma à la cour de Catherine de Médicis permet à Frédéric Hitzel de réfuter le préjugé selon lequel l’empire ottoman n’aurait jamais « fourni aucun élément de population intéressant » au royaume de France (p. 33). Les itinéraires étudiés par Simona Cerutti d’un tailleur anatolien à Turin ou par Emanuele Colombo du fils du roi de Fez entré dans la Compagnie de Jésus mettent en lumière la question délicate de la frontière religieuse dans le processus d’intégration individuelle dans les sociétés d’accueil. Dans le cas de Livourne analysé par Guillaume Calafat et Cesare Santus, cette intégration, à la fois considérable et bien visible, a donné lieu à des interactions multiples dans la société portuaire cosmopolite. Ces différentes approches trouvent leur unité dans une commune réflexion sur les sources, leur analyse et leurs limites, ainsi que sur la possibilité d’y identifier des « musulmans » et leurs réseaux.

Le second tome est consacré à une étude renouvelée des passages et contacts en Méditerranée. Cet ouvrage dresse un état des lieux bibliographique, historiographique et épistémologique complet et actualisé sur la Méditerranée comme objet historiographique. Faruk Tabak en avait résumé la disparition dans le champ des études historiques  [1]. L’inclusion de travaux en anglais, allemand, italien, espagnol, bosniaque, portugais, français, turc autorise une approche connectée stimulante. Dans l’esprit des areas studies, l’espace méditerranéen n’est pas pensé à travers une indéfinissable unité culturelle, politique, anthropologique ou sociale mais comme un espace de « l’entre-deux » connecté. Au-delà de la Méditerranée « homogène », selon les approches braudéliennes, ou « divisée », selon celles privilégiant le choc des civilisations, cette vaste enquête interroge ces « Méditerranées multiples » que l’on trouve chez Sanjay Subrahmanyam ou David Abulafia.

De la Méditerranée ottomane, européenne et maghrébine en passant par la Méditerranée insulaire, l’espace se dilate jusqu’à un au-delà méditerranéen incluant les colonies portugaises en Guinée. L’étude d’António de Almeida Mendes sur les Blancs de Guinée fait le trait d’union entre espaces méditerranéen et atlantique. Un espace également imbriqué, comme le montrent les présides ibériques au Maghreb et les possessions vénitiennes en Méditerranée islamique, et innervé par un vaste système d’interactions et de parcours.

Un concept clé et fructueux a été retenu dans ce second volume pour problématiser les liens tissés entre les différentes sociétés méditerranéennes, celui de « l’entre-deux ». Il permet de dépasser l’opposition entre une approche irénique et une approche conflictuelle des modalités d’interactions interculturelles ou intersociétales. Une réhabilitation du conflit est suggérée en l’interprétant non pas comme une fracture absolue mais comme une ligne de front et d’alliance, liée à la complexité des mouvements d’une rive à l’autre, où certains sont appelés à vivre un jour de l’autre côté. Wolfgang Kaiser démontre que le rachat des captifs faisait partie de l’ordinaire et non de l’extraordinaire dans la pratique du commerce méditerranéen. Islamiques ou européennes, musulmanes ou chrétiennes, les sociétés méditerranéennes sont traversées par des dynamiques d’exclusion et d’inclusion, de rupture et d’innovation, de rapports de force, d’ouverture et d’assimilation de l’altérité. Mathieu Grenet étudie l’exemple diasporique des sujets ottomans « Grecs de nation » tandis que Natalia Muchnik propose une étude commune des diasporas morisques et marranes pour montrer leur forte hétérogénéité sociale et religieuse.

L’entre-deux introduit un espace tiers, voire une culture et une altérité tierces encouragées par des acteurs qui jouent le rôle de véritables passeurs ou médiateurs entre cultures et langues. G. Calafat s’intéresse ainsi au rôle des interprètes de la diplomatie à Alger dans les années 1670-1680, même s’il n’est pas possible d’établir un idéal-type du médiateur interculturel. Étudier les formes d’interaction entre les sociétés islamiques et celles d’Europe occidentale suppose toutefois la singularisation de l’espace méditerranéen, trop souvent lu à l’aune du schème de conquête conceptualisé dans des contextes américains et hérité du modèle colonial atlantique. L’intercirculation séculaire en Méditerranée rend structurellement impensable une « première rencontre » ou un choc et, par conséquent, la reprise du concept de métissage, favorisant le rapport d’équivalence entre vaincus ou dominés et colonisés.

La question de l’islamophobie et de l’islamophilie savante est également posée concernant les passages de l’Islam en Europe, encore peu étudiés. Daniel Hershenzon souligne la fabrique de la Méditerranée jusque dans l’historiographie à travers la propagande chrétienne de la captivité. Il suggère une histoire connectée des formes de captivité et d’esclavage des musulmans en Europe et des chrétiens à l’intérieur de l’empire ottoman en montrant que les deux systèmes étaient étroitement reliés et interdépendants par le jeu des négociations. Il reconstitue de fait un cadre méditerranéen et non national, privilégié par le champ bourgeonnant des études sur la captivité, pour restituer les liens que la captivité a tissés entre le Maghreb et l’empire des Habsbourg.

L’entre-deux est lui-même invité à être dépassé ou nuancé par trois éléments : « espace liminaire ou hors lieu », il ne figure pas toujours comme un trait d’union entre deux sociétés mais parfois comme un espace plein et neutralisé, propre à la négociation. Il peut aussi s’agir d’un espace syncrétique modelé par des individus ou des groupes sans pour autant créer un tiers espace. Enfin, l’entre-deux n’est pas un monde en soi, un « middle-ground », du fait de l’état transitoire des processus d’intégration et d’assimilation, en recomposition permanente. Au-delà des phénomènes de porosité ou de transfert, un continuum véritable peut parfois émerger sans pour autant abolir les possibles adversités. Jocelyne Dakhlia l’illustre à travers le cas remarquable de Thomas-Osman Arcos. Chrétien renié et converti à l’islam, vivant à Tunis, membre de la République des Lettres, il plaide la possibilité d’être à la fois français et musulman tout en niant son acculturation tunisienne, pourtant bien fondée. M’hamed Oualdi étudie quant à lui l’économie générale de la mobilité des mamelouks des beys de Tunis entre le xviie et le xixe siècle.

Le brassage des cultures dans l’espace méditerranéen ne doit pas occulter les continuités culturelles entre toutes ces sociétés. C’est précisément cette familiarité structurelle qui explique l’aptitude des passeurs de frontières à maîtriser si rapidement les codes d’une société autre. Ce second volume invite donc, à travers de nombreuses études stimulantes, à repenser les sociétés méditerranéennes et les rapports entre l’Europe musulmane et chrétienne, islamique et occidentale.

Clarisse Roche


DAKHLIA, Jocelyne; VINCENT, Vincent (dir.). Les musulmans dans l’histoire de l’Europe, t. 1, Une intégration invisible. Paris: Albin Michel, 2011. 646p. Resenha de: ROCHE, Clarisse. Annales. Histoire, Sciences Sociales. Paris, n.4, 2016. Acessar publicação original [IF].

L’histoire des Juifs. Trouver les mots. De 1000 avant notre ère à 1492 / Simon Shama

En lisant cette Histoire des Juifs de Simon Schama, on est à la fois ébloui et irrité. Plus on progresse dans la lecture, plus l’admiration et l’irritation vont croissant. C’est d’abord l’admiration qui domine. Pour la stupéfiante performance de l’auteur. L’ouvrage, écrit en marge de la préparation d’une série télévisée, couvre quinze cents ans d’histoire, puisqu’il va des origines bibliques à 1492, année de l’expulsion des Juifs d’Espagne (un second volume devrait suivre, courant de 1492 à l’époque contemporaine). S. Schama n’a travaillé qu’à ses tout débuts sur des aspects de l’histoire juive et si le savoir qu’il met ici en œuvre est pour une large part de seconde main, il a effectué et assimilé des lectures d’une étendue proprement gigantesque.

Pour la période biblique et l’interprétation des données archéologiques, un sujet de débats passionnés en particulier depuis une quarantaine d’années, il s’est adressé à des spécialistes reconnus et a tracé sa voie – une voie moyenne, entre la parfaite confiance dans le récit biblique et le postulat de sa totale a-historicité. Surtout, pour les périodes postérieures, depuis l’Antiquité gréco-romaine, avant et après la destruction du Temple de Jérusalem en l’an 70, jusqu’à l’histoire des Juifs dans l’Europe du Moyen Âge tardif, en passant par le monde juif en terre d’islam, l’auteur a consulté les travaux de recherche les plus récents et les plus novateurs. L’information bibliographique, signalée dans les notes, n’est nullement ornementale : le texte principal s’appuie tout au long sur les dernières publications qui comptent, dont, soupçonne-t-on, les spécialistes, dans les différents domaines, n’ont pas eux-mêmes toujours su saisir ce qui fait leur surcroît d’utilité.

Schama donne un texte très enlevé, mais, comme on pouvait s’y attendre, il est à son meilleur dans les deux exercices où l’on sait qu’il excelle, et d’abord dans l’usage des archives visuelles et des données matérielles. Ainsi fait-il merveille lorsqu’il introduit l’exposé portant sur les déchirements internes de la société juive et les circonstances de la révolte des Maccabées par une description évocatrice du palais édifié, à l’est du Jourdain, par Hyrcan, petit-fils d’un Tobiah connu grâce aussi bien à ce que dit de lui Flavius Josèphe qu’à la documentation laissée par un intendant du ministre des finances de l’Égypte ptolémaïque, et représentant d’un milieu juif particulièrement hellénisé. Ou lorsque, pour montrer l’ouverture sur les cultures environnantes, aux iieet iiie siècles de l’ère chrétienne, du judaïsme diasporique mais aussi palestinien, S. Schama mobilise le témoignage des peintures murales de la synagogue de Doura-Europos en Syrie orientale et celui des mosaïques et des restes architecturaux de Sepphoris en Galilée. Ou encore lorsque, afin de souligner la prospérité des Juifs d’Égypte, ou en tout cas de certains d’entre eux, à l’époque, entre xe et xiie siècle, qu’éclairent les documents découverts dans la gueniza (la remise) d’une synagogue du Vieux Caire, il décrit les garde-robes que nous font connaître les papiers publiés et analysés par Shlomo-Dov Goitein et par Yedida Stillman.

L’ouvrage se distingue ensuite dans la façon qu’a S. Schama de faire du récit l’élément même dans lequel se coule une analyse. Le morceau le plus réussi à cet égard est peut-être la mise en perspective de la condition des Juifs, à la fois solide et précaire, dans l’Angleterre des années 1240-1270, à travers le récit d’une vie, celle d’une femme d’affaires avisée, Licoricia de Winchester. Les grincheux diront que l’auteur emprunte sa documentation à une monographie récente [1] [2] Certes. Encore fallait-il savoir, à partir de celle-ci, à la fois brosser un tableau et conduire une démonstration.

chama fait preuve, en chaque chapitre, d’une remarquable capacité à synthétiser les résultats de la recherche, la clarté de la discussion et sa densité faisant bon ménage. J’ai eu à plusieurs reprises le sentiment, en cours de lecture, que, sur telle ou telle question abordée, et sur laquelle j’ai eu moi-même à consulter une abondante littérature, je n’avais jamais lu de présentation ramassée aussi pénétrante, qui sache dégager ce qui compte, et permette de comprendre mieux ou autrement un épisode que je croyais bien connaître. Il faut espérer que la traduction française de l’ouvrage trouvera de nombreux lecteurs, et qu’en particulier un lectorat universitaire saura reconnaître qu’il dispose là d’une « histoire des Juifs » saisie dans toute son ampleur chronologique, qui cumule les avantages, puisqu’elle est exposée selon les critères de l’histoire savante, qu’elle est parfaitement accessible et présente en même temps toute garantie de fiabilité.

Mais l’irritation ? C’est qu’on ne voit aucune des questions fortes que l’histoire des Juifs appelle, on ne dit pas tranchées, mais seulement posées. Pour fil conducteur, S. Schama a pris le thème de la puissance des « mots » : les mots, c’est-à-dire l’exégèse d’une parole tenue pour révélée, et la réinvention constante du sens attribué à son dépôt (d’où le sous-titre : « Trouver les mots »). Ce sont ces mots, nous dit-on, qui donnent la clé d’une pérennité. Peu importe que la proposition ne pèche pas par excès d’originalité. L’ennui est surtout que, sur ces « mots », l’auteur n’est pas à son affaire. À propos de la littérature talmudique et midrashique, il reprend un discours rebattu, et qu’on espérait définitivement remisé, sur un fatras parcouru d’étranges lueurs. Il s’enthousiasme, en revanche, pour Moïse Maïmonide, sans que perce une véritable familiarité avec l’œuvre et ses problèmes. Il suffit à S. Schama de savoir que Maïmonide a tenté de réconcilier l’intérieur et l’extérieur, l’étude du donné révélé et la réflexion philosophique à l’horizon de l’universel, l’ancrage dans l’intime d’une culture et l’ouverture à des questionnements qui s’adressent à tout homme, par-delà les appartenances spécifiques, sur fond de raison partagée ; et de conspuer les adversaires de Maïmonide, obscurantistes obtus.

On ne nourrit pas nécessairement des préférences et des détestations différentes. Mais ces développements rappellent, par la combinaison de la fadeur de la pensée et du lyrisme du ton, un discours apologétique largement diffusé, au moins dans certains courants du judaïsme des lendemains de l’Émancipation. Il s’agit, aujourd’hui comme hier ou avant-hier, de montrer comment l’influence du judaïsme a profité à l’avancement de la rationalité, comment les deux causes, celle de l’identité juive et celle du progrès moderne, se rejoignent naturellement. Et si le texte atteste une baisse de tension et une dérive vers la banalité, non seulement à propos de Maïmonide (qu’à titre exceptionnel S. Schama professe admirer), mais chaque fois qu’il est question des évolutions intellectuelles et religieuses, c’est que « les mots », l’auteur non seulement les connaît mal (il n’a pour bagage que des souvenirs d’enfance et des lectures récentes peut-être pressées), mais, assez manifestement, ressent pour eux peu d’appétence, et qu’ils suscitent chez lui, d’emblée, le malaise plutôt que la curiosité.

Au point d’avoir, face à l’empire des mots, érigé un contre-modèle : celui que lui offre la vie des soldats juifs en poste à la garnison de l’île d’Éléphantine, à Assouan, que nous font apercevoir, pour l’époque de la domination perse en Égypte, des papyrus en araméen découverts à la fin du xixe siècle. L’auteur ouvre son livre sur l’existence au quotidien, longtemps sans histoires, de cette colonie aux coutumes si éloignées de celles qui prévalaient dans l’Israël biblique (ne serait-ce que parce que ces soldats ont érigé un temple, et ignoré ainsi la prescription deutéronomique qui réserve l’exclusivité du culte au Temple de Jérusalem).

De ce que lui apprennent les documents, qui portent sur la vie familiale et les transferts de biens, S. Schama tire cette leçon : « Comme dans tant d’autres sociétés juives implantées parmi les Gentils, la judéité d’Éléphantine était prosaïque, cosmopolite, vernaculaire (araméenne) plutôt qu’hébraïque, obsédée par la loi et la propriété, attentive à l’argent et soucieuse de la mode, très préoccupée par la conclusion des mariages et les ruptures, le soin des enfants, les subtilités de la hiérarchie sociale, sans oublier les délices et les fardeaux du calendrier rituel juif. Par ailleurs, elle ne semble pas avoir été particulièrement livresque. […] C’est le côté suburbain, ordinaire, de tout cela qui, l’espace d’un instant, paraît absolument merveilleux – un peu d’histoire juive sans martyrs ni sages, sans tourment philosophique, le Tout-Puissant grincheux pas très en vue ; un lieu d’une heureuse banalité, très préoccupé par les conflits de propriété, l’habillement, les mariages et les fêtes […] un temps et un monde innocents du roman de la souffrance » (p. 39).

Il est arrivé à Gershom Scholem de moquer une historiographie juive qui dépeignait parfois les patriarches bibliques comme de braves bourgmestres de Rhénanie [3]. Puis-je prendre exemple sur lui pour exprimer des doutes sur une caractérisation des « sociétés juives implantées parmi les Gentils » qui propose de promener d’une époque à l’autre l’histoire de réussite et les préoccupations typiques d’une upper middle class suburbaine ? On a dénoncé, d’ailleurs très injustement, une historiographie juive du xixe siècle trop souvent organisée autour du diptyque souffrances/élévation spirituelle, misère et grandeur. On conçoit que, en période post-moderne où les causes quelles qu’elles soient ne font ni vivre ni mourir, il paraisse judicieux d’écarter le passé de souffrances et de substituer aux récits trop inspirés le prosaïsme de l’épanouissement personnel. Et, après avoir dit sa détestation de l’histoire lacrymale, de réintroduire le malheur pour réagir contre les excès d’un discours devenu rituel de dénonciation de ce type d’histoire, mais surtout pour mieux souligner la présence continue d’une faculté éminemment contemporaine : le rebond, la résilience. Cela revient à remplacer des anachronismes ridicules par d’autres anachronismes ridicules, et à mener l’œuvre apologétique par d’autres moyens. L’entreprise peut au demeurant rencontrer l’adhésion : le livre se transformera alors en livre-cadeau, offert à des enfants qui ne le liront pas par des parents qui ne le liront pas non plus, puisqu’ils ne ressentiront pas le besoin de légitimer par des précédents historiques l’existence suburbaine d’aujourd’hui. Ce serait dommage : voilà un livre qui, malgré ces faiblesses essentielles, est une manière de chef-d’œuvre.

Notes

1. Faruk Tabak, The Waning of the Mediterranean, 1550-1870: A Geohistorical Approach, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2008.

2. Suzanne Bartlet, Licoricia of Winchester: Marriage, Motherhood and Murder in the Medieval Anglo-Jewish Community, Londres, Vallentine Mitchell, 2009.

3. Gershom Scholem, « Réflexions sur les études juives », no thématique « Gershom Scholem », Cahiers de l’Herne, 92, 2009, p. 133-145, ici p. 143

Maurice Kriegel


SHAMA, Simon. L’histoire des Juifs. Trouver les mots. De 1000 avant notre ère à 1492. Trad. par P. E. Dauzat, Paris, Fayard, [2013] 2016. 506p. Resenha de: KRIEGEL, Maurice. Annales. Histoire, Sciences Sociales. Paris, n.4, 2016. Acessar publicação original [IF].

L’économie de Dieu. Famille et marché entre christianisme, hébraïsme et islam / Gérard Denile

Sous un titre un brin paradoxal, Gérard Delille montre comment les trois grandes religions monothéistes issues du monde antique font système au sens structuraliste du terme, autrement dit comment elles entretiennent entre elles des rapports d’inversion qui sont corrélés à plusieurs niveaux de la réalité sociale. La parenté, au sens où l’entendent en général les anthropologues, sert de levier à l’auteur, lui-même historien, afin de brosser un large tableau du développement différentiel de l’Occident et du Moyen-Orient en fonction de la prédominance de telle ou telle religion. Au-delà de la parenté, l’argument mobilise de nombreux faits de nature théologique, juridique, dynastique, technique et, enfin, économique. Sa progression emprunte à différentes échelles d’analyse, allant de la micro-histoire, en se focalisant sur les communautés dont les archives recèlent de bonnes séries généalogiques – élément clé de la démonstration –, à la reprise critique des grandes synthèses historiques classiques. Au fond, bien que G. Delille s’en défende, son propos possède une indéniable tonalité wébérienne. Il renoue de même brillamment avec Karl Polanyi et sa fameuse thématique de l’émergence, en Occident à l’époque moderne, du marché comme domaine autonome, séparé de l’activité humaine.

La première partie du livre pose les jalons en mettant en relief ce qui différencie les règles matrimoniales dans les trois sphères respectives du judaïsme, de l’islam et du christianisme. Dans le judaïsme, le mariage entre oncle et nièce est préconisé, tandis que dans l’islam, c’est celui entre cousins germains patrilatéraux qui est érigé comme norme. Face à ces logiques d’endogamie s’oppose la règle que l’Église impose progressivement, à partir du haut Moyen Âge, à tout l’Occident chrétien. Ici, une exogamie très étendue, presque infinie, prévaut puisque est frappée d’interdit toute union en deçà du quatrième canon de parenté (extension considérable qui exclut comme conjoint potentiel jusqu’aux personnes issues des arrière-arrière-grands-parents).

Au total, on peut dresser le schéma suivant. À l’exogamie quasi absolue du christianisme s’oppose l’exogamie relative des systèmes juif et musulman. Ainsi que le rappelle G. Delille à la suite de nombreux auteurs, notamment à propos du mariage arabe, ces derniers exigent toujours un assez large degré d’exogamie pour « fonctionner » ; ils ne peuvent être entièrement endogames. Cela étant, leurs endogamies respectives les différencient dans la mesure où le mariage arabe renforce la patrilinéarité, là où les pratiques endogames des juifs (qui incluent le lévirat et le sororat) tendent à effacer l’opposition entre maternel et paternel. Les juifs se rapprochent à cet égard des chrétiens qui se situent du côté du cognatisme en matière de filiation.

La deuxième partie déplace l’argument sur le terrain de l’économie. Chez les musulmans, le système parental est signe de fermeture ; seule la guerre de conquête, synonyme de re-distribution à large échelle des richesses, y est un facteur de développement. Chez les juifs, l’alternance entre endogamie et exogamie parentale aussi bien que locale, associée au maintien de liens autant paternels que maternels, privilégie la constitution de réseaux aux ramifications étendues. Ceux-ci sont prédestinés à servir de support à des opérations commerciales à distance. Enfin, chez les chrétiens, l’exogamie forcée, mais aussi la monogamie et l’impossibilité d’adopter – ce qui revient à conférer à la filiation une sorte d’instabilité structurelle – se révèlent un atout considérable d’un point de vue psychosocial. Poussant à dépasser l’horizon de ses proches pour trouver un conjoint, intériorisant la fragilité des lignages, l’exogamie incite à une ouverture maximale d’un point de vue sociologique ; elle favorise, conceptuellement, la circulation au détriment de la thésaurisation. Assortie de l’interdiction, elle aussi d’origine théologique, du prêt d’usure, elle conduit en outre à rechercher d’abord dans le progrès technique la voie du développement des forces productives. Mais l’importance de la forme que prend la famille en Occident ne relève pas seulement d’un principe abstrait, d’une aspiration à exploiter l’ouverture et l’incertitude, autrement dit à « entreprendre » au sens contemporain du terme. Car si l’Église proscrit l’usure, elle tolère en revanche le prêt avec intérêt en cas de versement différé de la dot. Du coup, le mariage devient le lieu où s’articulent potentiellement circulation des femmes et spéculation monétaire.

Moins nourrie que les précédentes et plus classique dans ses assises théoriques, la troisième partie couronne la démonstration au niveau de l’exercice du pouvoir et de la construction de l’État. Elle oppose ainsi deux modèles, à savoir le despotisme oriental et la souveraineté royale prévalant en Europe (excluant un peu trop rapidement la question du politique dans le cas du judaïsme, alors qu’elle se pose aujourd’hui avec l’État d’Israël). D’un côté, il y a une absence de médiation entre l’État – incarné par un pouvoir centralisé, autocratique et, surtout, exclusivement patrilinéaire (le harem comme ruche procréative) – et les « sujets », que ces derniers soient des paysans attachés à la terre ou des marchands. État et société y vivent dans des sphères presque entièrement étanches, la première assurant le maintien de son existence matérielle et de son appareil militaire par le biais d’un tribut imposé à la seconde. De l’autre côté, le système politique de l’Europe occidentale repose au contraire sur une solidarité sociale assez large car fondée sur la reconnaissance des deux lignées, paternelle et maternelle, et l’exigence d’alliances les plus ouvertes possible. Une hiérarchie sociale existe mais à l’intérieur même de cette solidarité englobante. Là encore le mariage joue un rôle puisque, à travers le mécanisme de la dot, il autorise une légère hypergamie féminine.

L’économie de Dieu est un livre que nous attendions depuis longtemps. G. Delille y combine avec succès et générosité les démarches historiques et anthropologiques. Sa fresque embrasse des espaces, des temporalités et des thématiques extrêmement divers, qu’il parvient à relier avec une puissance heuristique peu commune aujourd’hui. Ce véritable tour de force rend malaisée la critique. Si nous devions toutefois en formuler une, elle porterait sur le primat accordé à la notion d’échange matrimonial.

Celle-ci a été forgée par Claude Lévi-Strauss dans le cadre de la théorie anthropologique, dont Marcel Mauss est l’initiateur, d’un lien social fondamental qui reposerait sur la force de la dette. L’auteur des Structures élémentaires de la parenté, non sans avoir mis entre parenthèses le mariage arabe, avait rangé l’Occident sous la rubrique d’« échange généralisé ». Ce faisant, il diluait tellement la notion d’échange qu’elle devenait synonyme de simple « circulation ». Or G. Delille, ici comme dans ses travaux antérieurs (dont d’ailleurs ce livre est également l’heureuse synthèse), utilise les notions d’échange et de réciprocité de façon, nous semble-t-il, trop rigide. On voit mal comment un dispositif, qui exclut la possibilité d’un « retour » du transfert de la femme concédée en mariage avant cinq générations, peut être globalement conçu sous le régime de la réciprocité, même différée. En l’espèce, et plus encore dans la perspective comparative adoptée ici d’un seul système, de nature transformationnelle, du mariage judéo-islamo-chrétien, il semble plus sage de se contenter du vocabulaire de l’endogamie et de l’exogamie, même si celui-ci apparaît moins « accrocheur » que celui de l’échange matrimonial. Au reste, il s’agit là d’une objection de fond qui n’entache aucunement l’admiration que nous portons à ce livre appelé à devenir rapidement un classique des sciences sociales. Un seul regret le concernant : un appareil de références extrêmement fastidieux à utiliser. L’absence de notes en bas de page, toutes rejetées en fin de volume, et de bibliographie générale se voit bien mal compensée par l’index, aussi exhaustif soit-il.

Emmanuel Désveaux


DENILE, Gérard. L’économie de Dieu. Famille et marché entre christianisme, hébraïsme et islam. Paris: Les Belles Lettres, 2015. 344p. Resenha de: DÉSVEAUX, Emmanuel. Resenha de: Annales. Histoire, Sciences Sociales. Paris, n.4, 2016. Acessar publicação original [IF].