Enseigner le présent, le passé et le possible – BRUNER (CC)

BRUNER, Jerome. « Enseigner le présent, le passé et le possible ». In: L’éducation entrée dans la culture. Les problèmes de l’école à la lumière de la psychologie cultu- relle (The Culture of Education, Harvard College 1996, traduit de l’anglais par Yves Bonvin). Paris: Retz, 1996. pp. 111-126. Resenha de: BUGNARD, Pierre-Philippe. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.1, p.219-222, 2001.

Ce bref chapitre constitue en fait un mani- feste élégant et convaincant pour une pédagogie du problème par le récit, notamment en histoire enseignée : le socio-constructivisme raconté à tous ! Bruner part d’un constat : l’absence « choquante » de tout inté- rêt porté à la manière dont les enseignants enseignent et les élèvent apprennent. A par- tir de là, il propose une nouvelle culture de l’apprentissage qui passe par le récit, au moyen de quatre « idées » :

1. La « réflexion ». Depuis le XVIIe siècle, on pense qu’« expliquer » de manière causale – en recourant à une théorie, c’est-à-dire à ce que la science considère comme un idéal – suffit pour faire « comprendre ». Au XIXe siècle, le positivisme « anti-illusion- niste » reproche aux sciences « molles » – l’histoire, les sciences humaines, la littéra- ture… – de se borner à « enrichir l’esprit» sans jamais se soucier de la preuve des choses. Pourtant, la vieille Europe continue à guerroyer, rejouant inlassablement toutes les histoires que l’Histoire raconte, avec la socio- logie et la littérature, ces disciplines qui jus- tement ne seraient bonnes qu’à « enrichir l’esprit » ! Or,

« Les gaz mortels et la Grosse Bertha étaient peut-être les fruits empoisonnés des sciences vérifiables, mais la pulsion qui nous avait amenés à les mettre en action venait, elle, de ces histoires que nous nous racontions. N’était- il pas temps que nous tentions de mieux com- prendre leur puissance, d’étudier comment les histoires et les récits historiques sont bâtis et ce qui, en eux, porte les peuples à vivre ensemble ou, au contraire, à s’estropier et à se massa- crer ?» (p. 115)

Comment faire pour amener une nouvelle génération à réexaminer notre histoire ?

« Comment éviter de nous tromper encore une fois ?» lance Bruner. Et bien justement, le premier quart du XXe siècle a opéré un « tournant interprétatif », d’abord dans le théâtre, puis dans la littérature, l’histoire, dans les sciences sociales, en épistémolo- gie… dans l’éducation, enfin. La nouvelle finalité, c’est désormais de comprendre, pas d’expliquer ! Instrument privilégié de ce nouveau paradigme : le récit, avec une exi- gence de « vérisimilarité », d’atteindre « ce qui ressemble à la vérité », la « vérité », ici, n’étant ni atteignable, ni vérifiable. Raconter des histoires pour comprendre, c’est bien plus que d’enrichir l’esprit : il s’agit d’une didactique que Kierkegaard (✝ 1855) a sug- géré depuis longtemps : « sans ces histoires, disait-il, nous en sommes réduits à avoir peur et à trembler. »

Aussi Bruner réclame-t-il que les méthodes interprétatives ou narratives de l’histoire soient enseignées avec la rigueur de l’explica- tion scientifique, hors de tout procédé rhéto- rique (Voir aussi un autre chapitre de Bru- ner : « Les sciences par les récits »). L’histoire devient alors une discipline qui vise à com- prendre le passé et pas seulement à raconter « ce qui est arrivé ». On apprend aux enfants à devenir historien en ne les traitant pas comme des « consommateurs d’histoires bien « propres » et soigneusement conser- vées ». Certains crieront au bradage des valeurs les plus sacrées par l’usage d’une « épistémologie pragmatique » ! Or ce qui est sacré, selon Bruner, et mérite le respect, c’est au contraire

«Toute analyse du passé, du présent et du pos- sible qui est bien faite, bien argumentée, scru- puleusement documentée et menée selon une perspective honnête. (…) Réfléchir avec rigueur et respect aux différentes «histoires » qui nous disent où en sont les choses (sans «effacer » celles qui nous gênent), n’est en rien contradictoire avec la pensée scientifique. »

Bruner propose en exemple une histoire « très intéressante », réclamant le recours à une théorie explicative précise et qui, construite par les élèves, leur permettrait de découvrir quand ils ont besoin d’une théorie et plus seulement d’une histoire : « Comment sommes-nous arrivés à ce que les trois quarts de la richesse de la nation soient entre les mains du quart de la population ?» (Suisse 1990 : 57,2 % de la fortune déclarée aux mains de 7,6 % des contribuables). Et on voudrait ajouter : « Alors que la Révolution française s’opposait déjà à ce qu’un quart des contribuables n’amasse deux tiers des richesses recensées»! On voit mieux, ainsi, ce qu’il faut entendre par une histoire « gênante ».

2 et 3. L’aptitude à agir et la collaboration. Ici, Bruner procède par opposition des contraires. L’idéologie anglo-américaine empirique de l’« apprentissage », théorisée par Locke, conçoit l’esprit comme une « tablette de cire » sur laquelle l’environne- ment grave un message indélébile, concep- tion de l’apprentissage à la fois solitaire et passive. Cette conception s’oppose à tout ce qu’on a découvert depuis et qui aboutit au contraire à considérer l’esprit comme « actif », à l’orienter vers la résolution de problèmes » : ce qui « entre » dans l’esprit dépend davantage des hypothèses, moyen- nant heuristique (stratégies et prises de déci- sion), que de ce qui sollicite les sens. Et ce qui a été aussi découvert, c’est que nous n’apprenons pas seuls et sans aide, « nus devant le monde » : c’est l’échange de la parole qui rend possible l’apprentissage, par la collaboration, par un processus discursif que nous exerçons en fait dès notre plus jeune âge. Ainsi, dans le projet pilote d’Oak- land (Californie) qu’Ann Brown a mené dans les années 1970,

« Non seulement les enfants émettent leurs propres hypothèses, mais ils les négocient avec les autres, y compris avec leurs enseignants. Ils occupent d’ailleurs aussi le rôle de l’ensei- gnant, offrant leur expertise à ceux qui en ont moins. » (p. 119)

Dans l’acquisition de cette « culture-mise-en- pratique » utile pour la vie, quel que soit son milieu social, les enfants apprennent à distin- guer récit explicatif et récit interprétatif. Ils apprécient le rôle de l’ethnographe qui fait périodiquement le point sur la manière dont évolue la collaboration et ils se montrent bien plus critiques que leurs propres enseignants. En maniant le récit, ils apprennent à penseren fonction du schéma : « histoire » = un Agent cherchant à atteindre un But dans un Cadre reconnaissable à l’aide de certains Moyens. Un défaut survient-il entre les diffé- rentes composantes de l’histoire, et voilà l’Obstacle qui justifie qu’on la raconte. C’est le prologue du récit qui installe les circons- tances initiales de l’histoire (Agent, But, Cadre, Moyens). L’action se déroule ensuite en conduisant à l’Obstacle et c’est la rupture (la violation de ce à quoi l’on s’attendait comme légitime). A partir de là, on assiste soit à un retour de la légitimité, soit à un changement révolutionnaire installant une nouvelle légitimité. Enfin, l’histoire se ter- mine par une conclusion cherchant à évaluer ce qui s’est passé.

Le schéma du récit proposé par Bruner comme support à l’apprentissage de la pen- sée ne correspond-il pas, en fait, à l’accep- tion du concept grec de  : une rela- tion débouchant sur un rapport, le tout faisant une « enquête » ? Ainsi, toute repré- sentation du monde pourra faire sens dès lors qu’on l’insère dans une structure narra- tive. Vladimir Propp (Morphologie du songe, Paris, Seuil, 1970) affirme même qu’il n’y en a que quatre, souligne Bruner : la tragédie, la comédie, le roman et l’ironie. Ce sont ces structures d’une extrême abstraction, quasi algébrique, qui permettent à une infinité d’histoires d’exprimer le monde, donc d’en attester une compréhension sans qu’il soit « expliqué », livré, servi en vulgates apprêtées pour la consommation…: autant de mises en scène possibles d’un réel problématique, refoulé… sommé de se rendre à la raison de l’apprenant…

Il est étonnant de voir, selon Bruner, com- bien on devient rapidement habile à rendre clair un texte, armé de ces quelques données sur la structure formelle des récits, que l’on soit critique littéraire, psychologue, juriste, historien, professeur ou enfant !

« C’est une idée très contestable de penser que les enseignants et leurs élèves ne peuvent abor- der les problèmes narratifs avec la même com- pétence et la même ouverture d’esprit, et en tirer le même bénéfice en terme de conscience de soi. (…) L’analyse narrative réalisée en col- laboration ne se solde pas par un match nul. Il n’y a pas besoin d’hégémonie pour créer du sens, comme si la version de l’histoire du plus fort devait être imposée au plus faible, et cela reste vrai lorsqu’il s’agit de sujets politiques brûlants. (…) Le débat et la négociation menés ouvertement, sont les ennemis de l’hé- gémonisme. » (p. 122)

Bruner ne considère pas pour autant que la finalité d’un tel processus d’analyse collective doive être d’élaborer la liste des meilleurs « valeurs » (américaines…) comme des tables de la loi. L’idée même d’aboutir à de telles valeurs correspond à de la timidité intellec- tuelle et morale : il ne s’agit pas de parvenir à l’unanimité, mais à davantage de conscience, car « plus de conscience entraîne toujours plus de diversité ».

4. La culture. Bruner fait ici confiance aux anthropologues contemporains qui ont montré que « le mythe d’une « culture » soli- dement installée, irréversible, qui permet- trait à la fois de penser, de croire, d’agir et de juger, ce mythe est bien mort. » Il faut être confiant dans la possibilité d’améliorer les choses en commençant pas refuser de céder aux convenances qui imposent de laisser les sujets embarrassants devant la porte de la classe. Les élèves ne sont pas dupes: soit ils vivent ces scandales, soit ils les voient à la télévision. Le désenchantement qui résulte de programmes désincarnés est d’ailleurs une grande source de désordre dans l’école. Donnons plutôt aux élèves les moyens de comprendre les histoires qu’ils construisent sur leurs univers, en les initiant à la démarche de l’enquête précisément sur les questions qui font scandale: pour reprendre l’exemple déjà évoqué, comment en sommes-nous arrivés au « système aberrant » de distribution des richesses actuel alors que nous sommes partis d’une déclaration selon laquelle « Tous les hommes ont été créés libres et égaux » ? Si c’est l’Obstacle qui déclenche le récit, les élèves vont pouvoir transformer cet obstacle brut en un problème qui fait sens, dans le cadre d’une procédure (ce qu’on appelle une « problématique »). Là est la culture selon Bruner : non pas l’éternelle question du choix entre poésie et prose, mais une manière d’affronter les problèmes humains, de rendre des comptes par le biais de récits, moyens de synthétiser les connaissances accumulées sur la société et de dépasser l’étroitesse de vue. Faire en sorte que ce qui est trop familier redevienne étrange…

Pierre-Philippe BugnardUniversité de Fribourg – Sciences de l’éducation.

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