Simon de Montfort (c. 1170–1218). Le croisé, son lignage et son temps – AUREL et al (FR)

AUREL, Martin; LIPPIATT, Gregory; MACÉ, Laurent (dir.). Simon de Montfort (c. 1170–1218). Le croisé, son lignage et son temps. Turnhout (Brepols) 2020. 286p. Resenha de: BALARD, Michel. Francia-Recensio, Paris, v.4, 2020.

Figure controversée de son temps et jusqu’au nôtre, Simon de Montfort méritait incontestablement que les historiens d’aujourd’hui reprennent en toute sérénité l’étude de son action dans la croisade albigeoise, de son lignage tant en France qu’en Angleterre, et des idéaux à la base de ses faits et gestes. Un colloque tenu à Poitiers en mai 2018 y pourvut et les communications qui y furent présentées constituent le présent ouvrage, conçu en trois parties: la croisade albigeoise, l’homme, son entourage et ses représentations, enfin le lignage et sa culture.

Jean-Louis Biget, spécialiste reconnu de l’histoire religieuse en Occitanie, analyse la croisade contre les Albigeois, à partir du 15 août 1209, date à laquelle Simon de Montfort en prend la direction. Ce fut une guerre sans merci, mue par un esprit de croisade, de réforme morale et de purification spirituelle, qui cherche à éliminer les hérétiques, jugés pires que les Sarrasins. L’auteur montre les difficultés de la conquête, dues au manque d’effectifs et de moyens financiers, rendant illusoire le gouvernement des villes et des territoires conquis. Aux années triomphales (1214–1215) conclues par le IVe concile du Latran qui accorde au vainqueur tout le pays conquis, succède l’échec marqué par l’incapacité d’occuper le territoire occitan, la révolte de Toulouse et la mort de Simon devant la ville qu’il assiégeait (1218). D’heureuses cartes permettent de suivre la marche des croisés et l’organisation de leurs conquêtes.

C’est à cette tâche que dès 1212 le vainqueur s’adonne en faisant publier par un parlement croisé les »Statuts de Pamiers«. Largement inspiré de la réforme morale néo-grégorienne, ce texte cherche à imposer au Midi occitan la coutume française en matière de fief, de mariage, de statut des clercs, de corvées et de taille, tout en interdisant l’ordalie, la vengeance privée et les exactions seigneuriales. Gregory Lippiatt en compare les clauses avec d’autres textes contemporains, les »Assises d’Antioche«(avant 1219), le »Livre au Roi« (vers 1200) la »Bulle d’or« promulguée en 1222 par le roi André II de Hongrie ou les »Assises de Capoue« dues à Frédéric II (et non à Frédéric Ier, p. 43). À la différence de ces derniers, les »Statuts de Pamiers« établissent avec la »Bulle d’or« une étroite connexion entre croisade et réforme morale, mais ils n’auront qu’une éphémère application.

Martin Alvira retrace les rapports entre Simon de Montfort et Pierre II d’Aragon, depuis leur première rencontre en novembre 1209, jusqu’à la bataille de Muret (13 septembre 1213) où le »comte du Christ«, comme le dénomment certains chroniqueurs, serait venu s’apitoyer sur le cadavre du roi d’Aragon, tué par des chevaliers croisés. Le désir de revanche animera désormais les vaincus, faisant de Simon le bourreau de leur peuple.

La mort de Pierre II fait de son jeune fils, Jacques, otage de Simon de Montfort dès avant Muret, l’héritier du trône d’Aragon. Le légat pontifical, Pierre de Bénévent, recueille le jeune prince et en assure la protection face au conseil de régence. Damian Smith montre comment les nobles aragonais vont se préoccuper plutôt de leurs intérêts dans le Sud de la péninsule, face aux Almohades, que de leur implication dans les affaires de l’Occitanie.

Les démêlés de Simon de Montfort en Angleterre font l’objet de l’exposé, quelque peu confus, de Nicholas Vincent. Comte de Leicester jusqu’en 1209, Simon est privé de ses droits sur son comté par Jean sans Terre, les retrouve en plusieurs occasions, les perd à nouveau, de sorte qu’il devient l’inspirateur des barons anglais hostiles au roi. L’engagement de Simon dans la croisade albigeoise serait la conséquence directe de ses déboires concernant le comté de Leicester. Son fils, Simon VI, bénéficie à son tour de la faveur des barons anglais, en cultivant le souvenir et les relations de son père.

Laurent Macé étudie ensuite les sceaux successifs du lignage des Montfort, dont il donne des descriptions précises, sans malheureusement montrer autre chose que deux petites illustrations. Son exposé ainsi que le précédent (p. 125–126), auraient nécessité plusieurs clichés des types sigillaires successivement adoptés par Simon de Montfort et ses descendants.

Que devient la croisade après la mort de son chef devant les murs de Toulouse en 1218? Daniel Power, déplorant des sources moins nombreuses sur les événements postérieurs, rappelle la mort de Guy de Montfort lors du siège de Castelnaudary en 1220, la prise de Montréal par les Toulousains en février 1221, la participation d’Hugues de Lusignan, la fondation de l’ordre de la Foi en Jésus-Christ, puis en 1224 la trêve conclue avec les comtes de Toulouse et de Foix, par Amaury de Montfort, laissant au roi Louis VIII le soin de poursuivre la croisade dans le Midi.

Les relations des Montfort avec les Capétiens sont rendues difficiles par leur position ambivalente entre France et Angleterre. Lindy Grant retrace l’ascension du lignage depuis Simon Ier (entre 1060 et 1087): à partir d’une petite seigneurie dans la forêt royale des Yvelines (Montfort), la famille grâce à des mariages heureux acquiert le comté d’Évreux, puis celui de Leicester, mais est victime du conflit entre Capétiens et Plantagenêt. Renonçant à ses droits sur le Languedoc en 1224, Amaury, fils de Simon, est accueilli à la cour de Louis VIII, cède ses possessions anglaises à son frère Simon VI, et devient l’un des principaux conseillers de Blanche de Castille, durant sa régence. Il participe en 1239 à la croisade des barons dans le royaume de Jérusalem, est fait prisonnier en Égypte. Racheté, il meurt en Pouille sur la route du retour.

Sophie Ambler s’attache ensuite à décrire l’influence prépondérante de Simon V sur son fils Simon VI. Mu par les mêmes idéaux, faisant de la guerre sainte sa raison d’être, adoptant un sceau semblable à celui de son père (p. 199: pas d’illustration), Simon VI devient le leader de la révolution menée par les barons anglais contre le roi Henri III et son fils Édouard, mais est tué par les fidèles du roi à la bataille d’Evesham le 4 août 1265.

C’est à son expérience de gouverneur de la Gascogne anglaise que s’intéresse Amicie Pélissié du Rausas. Ayant épousé Éléanor, sœur d’Henri III, Simon VI en 1248 est dépêché par le souverain en Gascogne en pleine anarchie. Conscient d’une mission politico-religieuse et d’un souci de bon gouvernement, mais s’opposant avec violence aux coutumes et aux droits ancestraux des Gascons, Montfort se met rapidement à dos les seigneurs locaux, le peuple et l’archevêque de Bordeaux, Géraud de Malemort. Rappelé à Londres en 1252, à la suite des »dépositions gasconnes« rédigées contre lui, il est désavoué par le roi, ce qui explique sans doute son rapprochement avec les barons anglais hostiles au souverain.

Pendant moins d’un an (1265), le comté de Chester est devenu possession de Simon VI. Soutenu par des propriétaires terriens locaux, mais rejeté en raison de son gouvernement autocratique, comme le montre Rodolphe Billaud, Montfort le perd définitivement à sa mort en août 1265, au profit du futur Édouard Ier, suffisamment habile pour s’imposer en confirmant les droits et coutumes du comté.

Le dernier article, dû à Caterina Girber, étudie l’héraldique imaginaire des Montfort, oscillant entre flatteries et diffamations dans le roman arthurien ou dans deux manuscrits de l’Apocalypse.

Vient enfin une lumineuse conclusion de l’ouvrage par Martin Aurell qui développe trois thèmes illustrant la vie du lignage: Simon V et son fils représentent deux figures controversées qu’il convient de comprendre en les situant dans la société de leur temps. Mus par une ambition princière, écartelés entre Capétiens et Plantagenêt, ils échouent à garder un domaine de part et d’autre de la Manche. Aurell insiste enfin sur la ferveur religieuse du lignage, embu d’un idéal chevaleresque cléricalisé, mais aussi lieu de transmission de savoirs et de valeurs culturelles. L’extrême ambition de ses membres, pour lesquels la guerre sainte est une affaire de famille et un moyen d’expansion territoriale, les place dans une situation inconfortable, tantôt au service des souverains, tantôt à la tête d’une conjuration hostile au pouvoir royal.

De ce bel ouvrage émerge une image nuancée de Simon V et de ses descendants. Il est dommage qu’il y manque un exposé sur leurs participations aux croisades d’Orient (1204 pour Simon V, croisade des barons pour Amaury). Un tableau généalogique aurait été d’une grande utilité pour suivre la stratégie matrimoniale, moyen de leur ascension. On peut enfin déplorer la quasi absence de toute illustration et d’un index indispensable dans tout ouvrage de cette qualité.

Michel Balard – Paris.

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Logistics of the First Crusade. Acquiring Supplies Amid Chaos – BELL (FR)

BELL, Gregory D. Logistics of the First Crusade. Acquiring Supplies Amid Chaos. Lanham, Boulder, New York, London: Lexington Books, 2019. 226p. Resenha de: BALARD, Michel. Francia-Recensio, Paris, v.4, 2020.

La première croisade a fait l’objet d’une pléthore d’études. Était-il indispensable d’en publier une nouvelle? Oui, sans doute, car le thème choisi par l’auteur a trop longtemps été délaissé: comment une troupe disparate de plusieurs dizaines de milliers de combattants et de non-combattants a-t-elle pu s’approvisionner pendant un voyage de plus de 25 mois, à plusieurs milliers de kilomètres de son point de départ, et réussir à s’emparer de Jérusalem, alors que la faim et la soif la tenaillaient pendant de longues semaines et que tout au long de son parcours la maladie, la mort, la désertion amoindrissaient le nombre des croisés en état de combattre? Pour l’auteur, leur succès repose sur une logistique réfléchie et flexible: loin d’être désorganisés, avides et violents, les chefs de la croisade ont su prévoir les modes d’approvisionnement en marche et pendant les sièges de Nicée, d’Antioche et de Jérusalem.

Pour le démontrer, l’auteur organise son propos en dix chapitres qui suivent les principales étapes de la croisade. Il s’appuie sur une large palette de chroniqueurs, sur quelques lettres écrites par les croisés et sur les chartes et cartulaires faisant mémoire des financements obtenus par les participants, avant le départ de l’expédition. Le fait que le pape Urbain II ait promu celle-ci comme un pèlerinage vers Jérusalem aurait été fondamental pour calmer les ardeurs guerrières lors de la traversée des Balkans et même de l’Anatolie. Plutôt que de se livrer au pillage systématique pour trouver des approvisionnements, les chefs de la croisade auraient cherché à acheter leurs subsistances sur les marchés locaux, en ayant pris soin d’en avertir les responsables à l’avance. Pour ce faire, ils auraient emporté d’importantes sommes d’argent et aidé en cours de route les plus pauvres des croisés, dépourvus de moyens.

Cette méthode nécessite d’intenses préparations logistiques, dès que fut connu l’appel du pape à Clermont. Monastères et églises accordent des prêts aux participants ou leur achètent des biens fonciers, les juifs sont victimes d’extorsions d’argent, particulièrement dans les villes rhénanes, les villes portuaires sont invitées à préparer des flottes d’appui à l’expédition. Puis vient le départ, d’abord de la croisade populaire dont la violence et l’anarchie sont dues à l’absence d’un chef prééminent, puis des cinq troupes dirigées par des princes soucieux de négocier des transactions pacifiques et ne recourant au pillage qu’en dernier recours. Leurs relations avec Alexis Ier Comnène auraient mérité une étude plus précise, en ce qui concerne le serment exigé par le basileus ou les dons d’argent et d’aide que celui-ci offrait.

Le volume des approvisionnements nécessaires dépend bien sûr du nombre de croisés. À la suite des historiennes et historiens qui l’ont précédé, l’auteur discute les chiffres cités par les chroniqueurs, en acceptant non sans hésitation que l’armée ait compté près de 100 000 hommes lors du siège de Nicée, un maximum dans l’histoire de la croisade. L’aide byzantine décide alors de la victoire. La traversée de l’Anatolie, en terre ennemie, accroît les problèmes de subsistances: le ravitaillement, le fourrage et l’eau manquent et il faut recourir à des pillages systématiques, qui ne cessent qu’à l’arrivée des croisés dans des régions peuplées majoritairement d’Arméniens. L’armée se divise alors: Baudouin et Tancrède partent à la conquête des villes littorales de Cilicie, puis d’Édesse pour le premier, tandis que l’armée principale gagne difficilement Antioche et qu’une flotte anglaise ou byzantine (?) approche de Port Saint-Syméon, à quelques lieues d’Antioche. L’auteur penche pour une synchronisation entre forces terrestres et navales, sans vraiment le prouver.

La perspective d’un long siège pose à nouveau de redoutables problèmes d’approvisionnement. En comptant 60 000 hommes dans l’armée assiégeante et un bon millier de chevaux, l’auteur estime les besoins journaliers à 110 tonnes de grain pour les hommes, à plus de 10 pour les chevaux. Où les trouver? Les flottes nordiques, byzantines et génoises peuvent se fournir en Chypre et aborder à Port Saint-Syméon, mais le manque de charrettes et les attaques musulmanes empêchent la distribution des provisions. La disette s’installe dès la fin de l’année 1097, et ce n’est qu’après avoir construit au printemps 1098 trois fortifications pour empêcher les sorties des assiégés que les croisés peuvent enfin recourir aux ressources locales. Ils s’emparent d’Antioche au début juin, mais l’arrivée de l’armée de Kerbogha, atabeg de Mossoul, les enferme dans la ville et les condamne pendant 26 jours à une famine intense, jusqu’à ce qu’une sortie heureuse les délivre des assiégeants.

De juillet 1098 à mai 1099, les croisés restent sur place à Antioche, dans l’attente d’une aide navale les aidant à progresser vers le sud. Après quelques mois d’approvisionnements, de nouveau, dès l’hiver, la faim les tenaille. Ils effectuent quelques expéditions: conquêtes d’Albara, d’Arqa et de Ma’arrat-an-Numan où ont lieu des scènes de cannibalisme longuement analysées par Michel Rouche dans un article que l’auteur ignore.

Sous la pression des pauvres, les chefs décident au printemps de marcher rapidement vers Jérusalem, en suivant la route côtière, jalonnée de villes qui leur livrent des subsistances pour éviter d’être pillées. Le 7 juin 1099, l’armée arrive devant Jérusalem et doit agir vite sous une chaleur accablante, par manque d’eau et de provisions. Un premier assaut échoue. Une flottille génoise, arrivée à Jaffa, apporte subsistances et matériel de siège qui permettent la prise de la ville sainte le 15 juillet 1099.

Le récit, on le voit, ne s’écarte guère des nombreuses histoires de la première croisade disponibles à ce jour, sauf pour insister sur les difficultés de ravitaillement de l’armée croisée et sur les méthodes employées pour y faire face. Dire que les chefs auraient eu un plan d’action coordonné entre l’avance des troupes et l’arrivée des flottes de secours n’est guère démontré par les textes, et l’insistance de l’auteur sur la discipline et l’ordre imposés par les chefs pour contrôler la fourniture des approvisionnements me paraît bien optimiste, face à une pénurie empreinte de violences que les chroniqueurs évoquent constamment.

L’ouvrage de Gregory Bell n’est pas exempt de maintes imperfections: »Nance« pour Nantes (p. 9), »Turkic« pour Turkish (p. 84 et 90), »Meragone« pour Maragone (p. 152), »Mans et Puy« pour »Le Mans et Le Puy« (p. 159). Les cartes sont trop petites et peu lisibles, celle d’Antioche est mal orientée et contredit les directions indiquées par le texte (p. 126–128). Surtout la quasi-ignorance de toute bibliographie qui ne soit pas anglo-saxonne frappe le lecteur: six ouvrages en français cités, mais aucune mention des actes des deux colloques de Clermont en 1095, ni du livre de Guy Lobrichon; aucun ouvrage allemand, sauf l’étude de Carl Erdmann qui date de 1935, mais ici dans sa traduction anglaise (1977); de même Cardini et Musarra, spécialistes italiens des croisades, sont totalement ignorés. L’histoire des croisades serait-elle désormais une chasse gardée des Anglo-Saxons?

Michel Balard – Paris.

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