Technocritiques – JARRIGE (DH)

JARRIGE, François. Technocritiques.(1) Paris: La Découverte, 2016. Resenha de: NICOD, Michel. Didactica Historica – Revue Suisse pour l’Enseignement de l’Histoire, Neuchâtel, v.2, p.159-160, 2016.

De nos jours, alors que les moyens de communica­tion de l’information ainsi que la rapidité assurée par la multitude des voies de transport d’objets et de matières transforment le monde, les techniques sont soit déifiées, soit violemment critiquées. Des pesticides aux OGM, du « tout automobile » aux services à la personne assurés par un robot, l’évo­lution des techniques et leur présence dans notre quotidien nous interpellent.

Comment aborder les techniques2 dans le cours d’histoire donné par l’enseignant ? Quelle place donner à cette thématique dans l’enseignement de l’histoire pour quels débats à soulever ? Où trouver les sources et les textes ? Quel découpage des périodes historiques adopter ? Et quelle place donner au monde non européen ?

Voici quelques réflexions suscitées par la lecture de l’ouvrage Technocritiques de François Jarrige. Un livre qui couronne sept années des travaux que l’historien a consacré aux luttes et contesta­tions ayant accompagné le développement de l’âge industriel depuis sa thèse éditée en 2007.

Son ouvrage, construit en trois grandes parties, suit une perspective chronologique où l’auteur décrit l’alternance d’époques de critiques ou de vénération du progrès technique. La lecture débute par une partie consacrée au refus des premières innovations technologiques au nom de la défense du savoir artisanal, des risques encourus et de l’accroissement de la pauvreté.

Une seconde partie est consacrée aux années 1780 – 1840, et retrace l’infléchissement des débats. Il n’est plus possible de s’opposer aux nouvelles technolo­gies qui apparaissent dans tous les espaces sociaux. Le progrès technique étant accepté, les discours portent, dorénavant, sur la place et le contrôle des machines. Tous les esprits s’y convertissent, dans toutes les familles politiques, jusqu’à l’Église3.

L’auteur nous invite, dans la 3e et dernière étape de notre lecture, à découvrir la résurgence d’une pensée critique qui, après 1945, nous mène aux débats contemporains sur le contrôle des nouvelles technologies.

François Jarrige réalise, tout le long de son ouvrage, une synthèse minutieuse des débats qui ont accom­pagné l’industrialisation de l’Europe, à travers laquelle il redonne voix aux « vaincus de l’histoire » et décrit la pluralité des discours et les alternatives, maintenant oubliées, qui ont accompagné chaque phase de l’industrialisation. Durant chacune de ces phases, les critiques ont proposé d’infléchir le « pro­grès » en y introduisant des visions plus égalitaires. Ces dernières ont influencé le cours de l’histoire et ont induit des politiques plus respectueuses de la sécurité et du confort de la population.

Dès lors, une histoire du progrès technique ne saurait se passer d’une histoire des critiques de ces mêmes progrès techniques ; à savoir une inquiétude constante qui accompagne le déve­loppement du machinisme et l’envahissement des sociétés humaines par des machines toujours plus complexes.

L’auteur montre que, si des alternatives ont été proposées dans le passé, d’autres sont encore pos­sibles aujourd’hui, non pas pour renoncer à l’inno­vation technique, mais pour discuter de sa place. Il s’efforce de désacraliser l’analyse des techniques et de les replacer dans l’histoire comme lieu de rap­ports sociaux inégaux, notamment entre patrons et ouvriers4. François Jarrige sait qu’il expose une analyse qui dénote, dans un monde « façonné par l’innovation »5. Il met en cause le progrès tech­nique ou du moins l’interroge lorsqu’il dénonce la « course à l’abîme du fatalisme technologique ».

La réflexion proposée par l’ouvrage s’inscrit dans une lignée de travaux qui, depuis un siècle, inter­rogent notre rapport aux techniques6. L’auteur se

réfère abondamment aux travaux de ses prédéces­seurs pour mettre en cause une vision univoque des techniques comme apportant le bien-être aux sociétés humaines.

Il propose un parcours dans le temps, étape par étape: de 1800 aux réflexions les plus récentes, il retrace les débats suscités par le développement des techniques. L’enseignant y trouvera de nombreuses citations et références qui enrichiront son travail au quotidien, ainsi que l’analyse des discours et débats depuis 1800.

Cependant, l’approche chronologique choisie par l’auteur ne met pas en évidence les facteurs constants qui ont accompagné ces débats: les enjeux de pouvoir, la crainte de la paupérisation, les atteintes à la nature, la critique sociale.

Ainsi, à travers des périodes, des régions, des outils et leurs divers moyens de diffusion, François Jarrige nous fait voyager sur deux siècles. Au xxie siècle, nous vivons dans un espace mondial fortement unifié par les moyens de communication où la diffusion des innovations se fait instantanément en traversant l’espace et le temps. Pourtant, le débat persiste sur les dangers d’adopter des innovations dont la place dans nos sociétés n’a pas été négociée entre les acteurs sociaux, et dont les effets n’ont pas toujours été mesurés.

Ainsi, ne pas avoir son smartphone à portée de main peut–il entraîner une perte de concentra­tion, des troubles dus à l’anxiété ? Et disposer d’un smartphone nuit-il à la vie en société ? La présence, le refus ou l’acceptation des techniques dans notre quotidien nous divisent autant qu’ils nous fédèrent.

[Notas]

1. Paris: La Découverte, 2016

2 Par « technique », nous reprenons la définition qu’en donne Didier Gazagnadou, « un acte efficace sur la matière, sur un milieu ou sur le corps, avec la médiation du corps humain, des instruments, des outils et des machines », voir Gazagnadou Didier, La diffusion des techniques et des cultures: essai, Paris: Kimé, 2008, p. 39.

3 Jarrige François, Technocritiques, p. 125-126.160 | Didactica Historica 3 / 2017

4 Jarrige François, Technocritiques, p. 155 « mettre les machines au service du prolétariat ».

5 Jarrige François, Technocritiques, p. 352, 355.

6 Voir les travaux que Lewis Mumford, François Gilles et plus récemment Didier Gazagnadou, Christophe Bonneuil et  Jean-Baptiste Fressoz ont consacré à l’histoire des techniques.

Michel Nicod – Établissement primaire et secondaire Roche-Combe Nyon.

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La Modernité désenchantée. Relire l’histoire du XIXe siècle français – FUREIX; JARRIGE (H-Unesp)

FUREIX, Emmanuel; JARRIGE, François. La Modernité désenchantée. Relire l’histoire du XIXe siècle français. Paris: Éditions La découverte, 2015. 390 p. Resenha de: ROZEAUX, Sébastien. História [Unesp] v.35  Franca  2016.

Voici un ” essai historiographique ” voué à devenir un ouvrage de référence pour celui qui étudie, de près ou de loin, l’histoire de la France au XIXe siècle, en cela qu’il nous offre une recension précise et très informée de l’historiographie de ces trente dernières années. Ce tableau compréhensif de la recherche historique s’inscrit, et c’est là la grande vertu de ce livre-panorama, dans une histoire de la France qui s’écrit, de plus en plus, dans diverses langues et dans un dialogue accru entre des traditions historiographiques différentes. Cette attention accordée aux traditions française et anglo-saxonne, en particulier, a largement contribué à enrichir et complexifier, un peu plus encore, l’histoire d’un siècle sur lequel les historiens, en France et dans le monde, publié qu’aujourd’hui.

Cet ouvrage écrit à quatre mains paraît dans une nouvelle collection intitulée ” Écritures de l’histoire “, qui aspire à mettre en évidence ” la fabrique de l’histoire en train de se faire “, soit une attention particulière donnée aux conditions de la production du discours historique, passé et présent, ainsi qu’à ses usages dans l’espace public. L’ouvrage d’Emmanuel Fureix et de François Jarrige s’ouvre ainsi sur le constat amer d’une histoire du XIXe siècle dont l’ample renouvellement est contemporain de son éloignement dans les mémoires et les imaginaires, à mesure que les programmes scolaires, notamment, en atténuent ou édulcorent les traits les plus saillants, réforme après réforme. Or, dans le même temps, les deux auteurs constatent un certain regain d’intérêt pour ce XIXe siècle – dont l’historiographie récente porte la trace -; regain d’intérêt qu’ils relient, en particulier, à l’essor des mouvements de contestation contre la ” radicalisation du néolibéralisme “, en cours depuis les années 1980, contexte favorable, à leurs yeux, pour comprendre ” la quête incessante d’un autre XIXe siècle, à la fois plus réaliste et émancipé à l’égard des œillères héritées du passé ” (p. 37).

En effet, les deux historiens ont à cœur, dans cet essai, de mettre en évidence l’actualité du XIXe siècle, dès lors que celui-ci est restitué dans son irréductible complexité. Car, comme il est rappelé dans l’introduction, ” le siècle du progrès et de la modernité fut donc aussi celui des ambivalences, des inachèvements et des désenchantements ” (p. 10). Observateurs attentifs et enthousiastes de ce paysage ” luxuriant ” qu’offre le XIXe vu à travers le prisme de l’historiographie la plus récente, Emmanuel Fureix et François Jarrige ont l’ambition commune, tout au long des sept chapitres thématiques que compte l’ouvrage, de témoigner des vertus de cette attention nouvelle des historiens pour les arrangements, les discontinuités, les résistances et les expériences singulières qui ont permis de rompre avec une lecture trop linéaire ou téléologique du XIXe siècle.

Ainsi, l’ouvrage s’ouvre sur une relecture critique du siècle de la modernité advenue, ce ” macro-récit téléologique qui rend invisibles la richesse et la diversité des situations ” (p. 50). Le renouvellement concomitant de plusieurs champs historiographiques (parmi lesquels, l’histoire économique, celle des sciences, du travail ou encore rurale) permet d’offrir un tableau contrasté du siècle de la ” révolution industrielle “, dont la modernité affichée cache le plus souvent une réalité autrement plus complexe, faite d’accommodements, d’adaptations et de résistances, afin de dépasser le paradigme réducteur des prétendus ” archaïsmes ” d’une société en quête de ” modernité “.

Le livre fait ensuite l’inventaire des novations les plus remarquables en histoire culturelle, depuis l’histoire des sensibilités, jusqu’à l’histoire du livre et de la presse. Ces différents renouvellements historiographiques ont permis de prendre la mesure de l’ampleur et des limites des bouleversements d’un siècle marqué par l’émergence de la culture de masse, la démocratisation de l’éducation scolaire ou le ” triomphe du livre “. Sur ce dernier point, les deux auteurs s’attardent, à raison, sur l’étude très féconde des usages sociaux quotidiens du journal, qui ont contribué à renouveler en profondeur une histoire des appropriations de l’imprimé et des pratiques de lecture. Si l’essai se fait l’écho des nouvelles approches transnationales de l’histoire des intellectuels et de la circulation de la notoriété d’une œuvre ou d’un auteur, il est toutefois regrettable, ici, que les deux auteurs n’accordent pas la même attention au renouveau de l’histoire du livre et de l’édition. De nombreux travaux collectifs et internationaux, menés récemment, ont déjà établi qu’il était indispensable, désormais, de penser le livre et le monde de l’édition en France dans une perspective transnationale, connectée. Ce faisant, l’histoire des transferts et des circulations culturelles transatlantiques fournit des éclairages précieux sur une histoire culturelle qui entre en résonnance avec la mondialisation des phénomènes culturels, en cours au XIXe siècle – et en particulier entre les continents américain et européen.1

Par ailleurs, l’attention accrue des historiens à l’agency des acteurs a contribué au renouveau d’une histoire culturelle et sociale attentive, depuis le Linguistic turn, à historiciser les processus d’identification (individuel ou collectif) via l’analyse des constructions discursives dont, pour une part, ils résultent. En témoignent, par exemple, la nouvelle histoire du genre (appréhendée comme une construction sociale et culturelle de la différence des sexes), les débats autour de la question des identités sociales ou le renouveau des approches pour penser la construction du national – des réflexions que, là aussi, une attention nouvelle aux approches comparées et internationales ne manqueront pas d’enrichir plus encore à l’avenir.

Sur le versant politique, les auteurs rappellent la nécessité de ” rompre avec une histoire univoque de l’acculturation républicaine ” (p. 233) : la déconstruction du grand récit de la modernisation démocratique a mis en lumière les limites de la démocratisation, l’importance des résistances et l’extraordinaire diversité des voies de la politisation, au-delà du rôle encore limité de l’élection et du vote. La construction de l’État offre un autre champ de renouveau, par l’importance accordée à la réflexion socio-historique sur la progressive étatisation de la société, comme le permet, notamment, l’étude des ” nouvelles ingénieries du politique “, depuis l’essor de la statistique jusqu’au ” gouvernement des honneurs “. Une nouvelle histoire sociale de l’État et de ses agents, la réflexion sur le pouvoir régulateur de l’État vis-à-vis du marché et la mesure précise de son autorité au sein de la société sont autant de contributions pour penser à nouveaux frais la construction de l’État, l’étatisation des sociétés et ses limites.

Cette réflexion sur l’État et ses pouvoirs se trouve prolongée dans sa dimension impériale, puisque la colonisation est un champ d’études particulièrement fécond, en vertu des ” dynamiques pluridisciplinaires et transnationales ” et de ” la montée en puissance de l’histoire globale ” (p. 330). Dans la droite ligne des études postcoloniales, l’émergence d’une nouvelle histoire impériale a produit de nombreux travaux sur les mutations à l’œuvre au sein des sociétés métropolitaines et coloniales, par la mise en évidence de la complexité de leurs échanges et de leurs relations. L’imposition de l’ordre colonial sur les territoires colonisés se révèle être ainsi la source de violences protéiformes et de nouvelles inégalités, comme il produit des singularités remarquables, au prix de résistances et d’arrangements de ces sociétés soumises à ces formes inédites de la domination.

Historiens du XIXe siècle, Emmanuel Fureix et François Jarrige rappellent à travers cet essai les vertus d’une science, l’histoire, qu’ils envisagent comme la ” mise en scène de la pluralité des possibles à travers l’étude des sociétés passées et de la diversité des modes d’inscription dans le monde ” (p. 386). Et les deux auteurs d’énoncer, peut-être trop rapidement, les vertus émancipatrices de la science historique, en ces temps gagnés par le ” désenchantement ” et une ” insatisfaction ” anxiogène. J’ajouterai aux mérites de cet ouvrage, pour un public lecteur étranger, et notamment brésilien, celui de mettre en évidence la fécondité d’une histoire comparée à l’échelle internationale, compte tenu de l’intensification croissante de la circulation des hommes, des idées et des marchandises au XIXe siècle. Pour un spécialiste de l’histoire du Brésil à l’époque impériale, il ressort de la lecture de cet essai que l’histoire de la France au XIXe siècle, dont le dynamisme et le renouvellement sont ici brillamment exposés, doit désormais se lire et s’écrire dans sa dimension connectée et transnationale. De cette exigence découle aussi l’injonction faite aux spécialistes de l’histoire culturelle, sociale, économique ou politique, du Brésil en particulier et de l’Amérique latine dans son ensemble, à une plus grande attention à ces transferts, circulations (importations et exportations) et connexions auxquels le ” nationalisme méthodologique ” a longtemps fait obstacle. C’est par ce dépassement du carcan national dans l’écriture de l’histoire, en France et ailleurs, que les historiens peuvent prétendre in fine contribuer à produire collectivement une histoire mondiale ou atlantique des sociétés contemporaines.

1 Voir, en particulier: COOPER-RICHET D.; MOLLIER, J.-Y. Le Commerce Transatlantique de Librairie . Campinas/S.P: UNICAMP/Publicações IEL, 2012. ABREU M.; DEAECTO M. M. A Circulação transatlântica dos impressos [recurso eletrônico]: Conexões. Campinas, São Paulo: UNICAMP/IEL/Setor de Publicações, 2014. ABREU. M.; SURIANI DA SILVA A. C. (eds.). The cultural Revolution of the Nineteenth century . Theatre, the Book-trade and Reading in the Transatlantic World. Londres/New York: I. B. Tauris, 2016.

Sébastien Rozeaux – Docteur en histoire contemporaine. Centre de recherche sur le Brésil colonial et contemporain – Mondes américains. École des hautes études en sciences sociales, Paris. EHESS (Siège), 190-198 – Avenue de France – 75244 – Paris – CEDEX 13.