Identités, Mémoires, Conscience historique – TUTIAUX-GUILLON; NOURISSON (CC)

TUTIAUX-GUILLON, Nicole; NOURISSON, Didier (Org). Identités, Mémoires, Conscience historique.  Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2003. 220p. Resenha de: AUDIGIER, François. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.3, p.319-321, 2003.

Ce volume rassemble les contributions présentées lors du Congrès mondial de la Société internationale de didactique de l’histoire qui s’est tenu à Lyon en 2001. Les organisateurs avaient retenu trois mots – identités, mémoires, conscience historique – pour définir le thème principal de ce Congrès, trois mots qui dessinent un ensemble de questions qui traversent aujourd’hui nos sociétés, l’histoire savante, l’histoire scolaire. Les questions posées ont rencontré un large écho dans la plupart des États et systèmes scolaires européens mais aussi en Amérique du Nord et du Sud, dans certains États d’Afrique et d’Asie. La diversité des contributions témoigne de cette large ouverture et de cette convergence des préoccupations. C’est un des intérêts forts de cet ouvrage que de nous ouvrir ainsi à d’autres horizons, de pouvoir établir des rapprochements, nuancer des différences, tenter de partager la recherche de solutions pour répondre aux défis que l’enseignement de l’histoire doit affronter.

L’ouvrage est divisé en trois parties. Chacune rassemble, autour d’un axe directeur, des contributions dans lesquelles les trois termes choisis pour ce Congrès entrent en écho l’un avec l’autre. La perspective commune est aussi celle d’une nécessaire interrogation de l’histoire scolaire du point de vue de sa définition, de ses contenus et de ses modes de transmission.

La première interroge « l’enseignement de l’histoire entre principes et pratiques ». Dans sa conférence d’ouverture Christian Laville livre une analyse critique du concept de conscience historique et du courant qui le porte. Empruntant ses références aux situations européenne et québécoise, il ouvre très largement son propos aux travaux anglophones. Il introduit ainsi une préoccupation qui habite de nombreuses contributions de cet ouvrage avec la critique du récit largement développée chez certains historiens et à l’école, et l’importance de plus en plus grande accordée à l’enseignement des modes de pensée historique. Nicole Tutiaux-Guillon s’appuie en particulier sur sa participation à l’enquête Jeunes et histoire pour mettre l’intention de construction d’une conscience historique critique au regard des coutumes didactiques. Elle souligne le poids des secondes comme obstacle à la première et souligne l’importance accordée aux connaissances comme vecteur privilégié voire unique pour cette construction. En s’appuyant sur l’exemple français Annie Bruter questionne la relation entre l’identité, la mémoire collective et l’enseignement de l’histoire. Si certains facteurs internes à l’école expliquent le délitement de cette relation, il convient aussi de considérer le rôle déterminant joué par les transformations de l’idée de nation. Elle conclut sur les ambiguïtés et les écarts qui caractérisent l’histoire scolaire et les discours officiels. Avec la Commune de Paris, Didier Nourrisson introduit les « oubliés » de l’histoire scolaire, les contenus de celle-ci variant de manière souvent plus spontanée que vraiment réfléchie. Ses réflexions se prolongent dans ce numéro du Cartable. Arja Virta clôt cette première partie par la présentation d’une enquête menée auprès de futurs enseignants du primaire en Finlande, sur les conceptions que ces derniers ont de l’histoire et de son rôle dans la société et pour les individus. Elle met notamment en évidence les composantes intellectuelles et critiques, mais aussi affectives et émotionnelles des relations que les personnes entretiennent avec l’histoire.

La deuxième partie traite de la question des « enjeux » et des « contextes ». Trois communications sont présentées par des universitaires engagés dans la formation des maîtres et travaillant dans des contextes différents. Robert Martineau analyse le problème identitaire canadien dans quatre de ses dimensions: historique, politique, civique et éducative, pour appeler à une nécessaire refondation de la citoyenneté canadienne dans une société plurielle. Il met en écho les travaux de nombreux historiens de son pays avant de plaider pour un enseignement qui, loin des grands récits épiques, privilégie un apprentissage des modes de pensée historique. Elisabeth Erdmann interroge la mémoire dans l’Allemagne d’aujourd’hui alors que s’y développe une sorte de « boulimie commémorative » selon la formule de Pierre Nora. Elle compare Les lieux de mémoire avec un ouvrage paru en Allemagne et inspiré par la même problématique, pour souligner certaines des différences entre les deux œuvres, différences liées au contexte de chaque pays. Observant l’accent mis en Allemagne sur les deux derniers siècles, elle propose de reprendre la distinction entre mémoire «communiquée» très liée à la mémoire orale, mémoire culturelle qui renvoie aux signes multiples dans une société donnée et mémoire historique liée aux méthodes critiques, à l’usage raisonné des sources, etc. Elle plaide pour un enseignement permettant aux élèves de différencier ces mémoires et pour le développement d’enquêtes comparatives entre nos États. L’enquête est le matériau sur lequel s’appuie Lana Mara de Castro Siman pour étudier les représentations du passé qu’ont de jeunes brésiliens, en prenant pour objet principal la fondation de la nation au Brésil et en utilisant la lecture d’images. Elle conclut notamment sur l’importance de l’histoire scolaire dans la formation de ces représentations et se prononce pour un enseignement qui favorise la rupture avec les schémas binaires simplificateurs.

Les contributions de la troisième partie sont rassemblées sous le titre de « Penser le passé, apprendre l’histoire ». Charles Heimberg développe l’importance d’un enseignement centré sur l’apprentissage des modes de pensée de l’histoire comme contribution d’une nouvelle manière d’interroger son identité et de regarder le monde. Il insiste notamment sur la distinction entre histoire et mémoire avant de proposer quelques exemples de travail en classe et de poser quelques questions sur la difficile question de l’évaluation. Jacques Vieuxloup présente une recherche en cours sur l’enseignement des concepts d’État et de pouvoir dans des classes de quatrième et de troisième dans un collège français. Tout en faisant place aux interrogations que l’idée même de concept soulève en histoire, il se situe dans la perspective d’un enseignement qui privilégie la construction de concepts et fait état des premiers résultats obtenus auprès des élèves. En s’appuyant sur les expériences menées à l’Université catholique de Louvain, Kathleen Rogiers fait quelques suggestions sur l’usage des ordinateurs dans l’enseignement et l’apprentissage de compétences historiques avec des élèves de l’enseignement secondaire. Le support est un cd-rom comportant quatre dossiers de sources historiques permettant de travailler sur le concept de pouvoir dans la société médiévale. L’accent est mis sur l’autonomie, la participation active, le travail d’interprétation, autant de résultats importants pour un enseignement renouvelé de l’histoire. Susanne Popp étudie la spécificité de la mémoire concernant Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht et ses transformations en Allemagne. Elle part du fait que cette mémoire est une mémoire centrée sur un « couple » et non sur un « héros » pour analyser les possibilités que cette particularité éveille mais aussi les obstacles. L’existence de deux Allemagnes pendant une quarantaine d’années permet de développer une comparaison entre deux traditions mémorielles qui se rejoignent dans l’oubli des textes politiques de ces deux personnages. Angelina Ogier Cesari analyse les discours sur Napo léon 1er dans un corpus de manuels scolaires de l’école élémentaire entre 1880 et 1995 en France. Elle construit une périodisation de ces discours qui s’achève, à partir des années 1980, par une très nette diminution de la place accordée à Napoléon. Le lien avec les finalités de l’enseignement de l’histoire est ici fortement établi, la construction d’une identité nationale essentielle hier, un déclin de cette référence et une ouverture au monde aujourd’hui. En relation avec la mondialisation, Tayeb Chenntouf étudie la place donnée à l’histoire des civilisations et au concept de civilisation dans les enseignements d’histoire et de géographie des pays du Maghreb et de France. Il constate l’ouverture internationale de l’histoire surtout pour l’étude des civilisations anciennes et, en revanche, la place relativement modeste accordée aux civilisations du temps présent. Le projet Braudel reprend toute sa pertinence dans un monde où la prise en compte des identités plurielles, l’ouverture aux autres et la tolérance sont plus que jamais nécessaires.

Il revient à Henri Moniot qui a incarné l’intérêt des historiens universitaires pour la didactique de l’histoire de conclure en convoquant quelques « saints » auxquels se vouer. Choisissant Braudel, Létourneau, Lepetit et plusieurs autres, il reprend à nouveau frais la double référence, incontournable comme on dit aujourd’hui, qui commande l’enseignement de l’histoire: la connaissance et la connivence. Tout cela appelle, exige suis-je tenté d’écrire, la poursuite de divers chantiers déjà engagés, l’ouverture de quelques nouveaux, et pour tous, le développement de solides recherches appuyées sur des données empiriques, seul moyen de mettre à distance, au moins un peu, les dimensions idéologiques, affectives, les passions dont l’histoire et son enseignement sont l’objet.

François Audigier – Université de Genève.

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Développer des compétences en classe d’histoire – JADOULLE (CC)

JADOULLE, Jean-Louis; BOUHON, Mathieu. Développer des compétences en classe d’histoire. Unité de Didactique de l’Histoire de l’Université catholique de Louvain, 2001.  264p. BOUHON, Mathieu; DAMBROISE, Catherine. Évaluer des compétences en classe d’histoire. Unité de Didactique de l’Histoire de l’Université catholique de Louvain, 2002.  215p. Resenha de: AUDIGIER, François. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.3, p.323-325, 2003.

Dans une production d’ouvrages de didactique, malheureusement peu abondante, voici deux ouvrages à la fois fort utiles et très intéressants. Utiles parce qu’ils proposent de nombreux exemples et intéressants par l’orientation qu’ils proposent et mettent en œuvre ainsi que par les débats qu’ils ne manqueront pas de susciter. Chacun connaît le développement actuel de la réflexion sur les compétences ; quelque opinion que l’on en ait, aucune réflexion sur l’enseignement de l’histoire ne peut aujourd’hui l’ignorer. Ces deux ouvrages sont une contribution théorique et pratique en faveur d’un profond renouvellement de cet enseignement. Ils accompagnent la réforme de l’enseignement dans la Communauté française de Belgique; un décret voté en 1999 par le Parlement de cette Communauté définit les compétences terminales et les savoirs requis en histoire. Soulignons d’emblée, pour ne pas avoir à revenir sur ce qui est un faux débat, qu’il y a bien les deux termes de compétences et de savoirs et que les unes et les autres sont indissolublement liés. Un des intérêts majeurs des compétences est de nous inviter à raisonner autrement que par l’accumulation d’objets d’histoire, le plus souvent distribués dans un ordre chronologique lui-même peu rigoureux. En effet, cet ordre n’évite nullement les recouvrements lorsque les objets changent, plus encore, il est plein de trous. Raisonner les curriculums et autres plans d’étude en termes de compétences demande d’insister sur le fait que les savoirs et les savoir-faire prennent tout leur sens lorsqu’ils sont mobilisés par l’individu en situation. Ce sont dès lors, dans le cadre scolaire, les situations d’enseignement et d’apprentissage, leurs définitions, leurs intentions, leurs contenus et leurs mises en œuvre, qui sont au cœur de la réflexion didactique. Mettre en avant l’intérêt d’une telle approche ne signifie nullement que celle-ci résout tous les problèmes de l’enseignement de l’histoire aujourd’hui, mais qu’il convient de les identifier clairement et de dépasser les querelles de croyances.

Le premier ouvrage comporte trois parties d’inégale importance. La première, la plus ramassée, donne la parole à Jean-Marie de Ketele pour définir le terme de compétences et situer son intérêt aujourd’hui, puis à Britt-Mari Barth pour traiter de la conceptualisation. Elle s’achève par un texte des auteurs sur les compétences en histoire, texte dans lequel ils proposent plusieurs outils permettant d’opérationnaliser l’approche par compétences.

Les deux parties suivantes fournissent de nombreuses situations avec commentaires, appareillages documentaires, outils de réflexion, tous construits et expérimentés avec une équipe d’enseignants. Le premier ensemble présente des « scénarios didactiques » à propos de cinq objets d’histoire. Ils sont tous bâtis selon un canevas commun qui articule: « l’étude d’un moment-clé ou d’une vision panoramique » au cours de laquelle « les élèves s’approprient des savoirs… et des savoir-faire et développent un certain nombre d’attitudes »; une situation d’intégration au cours de laquelle les élèves mobilisent les ressources précédemment construites ; une situation d’évaluation. Cette évaluation, essentiellement formative tient une grande place dans la réflexion et dans la construction des scénarios. Des propositions en ce sens occupent la dernière partie de l’ouvrage et en constituent à elle seule plus de la moitié. Chaque situation comporte une analyse des compétences évaluées, les documents fournis aux élèves et les outils d’évaluation à la fois critériés et quantifiés, en particulier les outils d’autoévaluation. Compte tenu de la logique de cette approche, ces situations sont aussi des ressources pour construire les situations d’intégration. Dès lors qu’un travail plus autonome est mis en place, ces situations et l’évaluation formative entretiennent de très fortes connivences.

Cette importance de l’évaluation s’affirme dans le second volume. Le titre est quelque peu trompeur puisque les exemples proposés décrivent et analysent en fait l’ensemble du dispositif et présentent les situations d’intégration avec leurs supports documentaires. Les outils d’évaluation, qui sont ici aussi des outils d’autoévaluation, portent sur les productions des élèves pendant les situations d’intégration. Des exemples de ces productions accompagnent ces outils. Comme dans l’ouvrage précédent issu de la même équipe, les divers matériaux ont été expérimentés avant d’être publiés. L’ouvrage est organisé autour des deux compétences générales définies pour l’histoire – « se poser des questions », « communiquer» –, dans deux niveaux de classe 4e et 5e années; les deux autres compétences sont « critiquer» et « synthétiser». Les objets traités concernent l’histoire depuis le Moyen Âge.

L’intérêt de ces ouvrages rappelé, cette courte note s’achève par quelques thèmes de travail et de débat que leur lecture soulève. Au risque d’être redondant, j’insiste sur le fait que ces thèmes sont « au-delà » de cette approche ; autrement dit, ils n’arrivent en aucun cas comme des invitations à revenir en arrière ou comme des critiques qui délégitimeraient cette orientation. En fait, les questions que soulèvent ces thèmes sont largement présentes dans les approches traditionnelles de l’enseignement de l’histoire, mais les coutumes didactiques, la force du modèle disciplinaire, plus encore les croyances où beaucoup sont de voir les intentions et les finalités si nobles accordées à notre discipline se traduire dans les faits, les masquent le plus souvent. L’approche par compétences, en déplaçant notre regard, nous invite à les réexaminer et à les (re)travailler. J’en formule quatre: du point de vue des objets d’histoire retenus et étudiés, l’ensemble laisse un sentiment de juxtaposition dans lequel il est difficile de lire une cohérence. Il est vrai que lorsqu’on lit de l’histoire, notamment de l’histoire scolaire, l’attente spontanée est celle d’une certaine continuité chronologique, laquelle nous délivre un message de cohérence. J’ai dit précédemment l’illusion que les approches traditionnelles imposent de ce point de vue. Les propositions qui sont faites ici ont le mérite de placer ce problème au-devant de la scène. Plus profondément, c’est l’idée même de cohérence qu’il faudrait reprendre totalement. Le nombre d’objets historiques intéressants pour la formation des élèves est sans fin. Le choix de ces objets, leur succession et la cohérence de l’ensemble ont longtemps été assurés par les finalités politiques attribuées à la discipline. La définition des compétences et leur mise en réseau avec les savoirs, savoir-faire et attitudes retenus suffisent-elles à construire une nouvelle cohérence? Mais la cohérence en histoire, plus largement dans les sciences sociales estelle autre chose qu’une Weltanschauung et par là-même autre chose qu’une construction culturelle et idéologique1? D’ailleurs, avonsnous vraiment besoin de cohérence? lorsque l’on examine les documents proposés aux élèves, le sentiment de juxtaposition vient à nouveau et le constat d’une grande hétérogénéité s’impose. Hétérogénéité de forme notamment puisque tout ou presque est mis sur le même plan et que l’on trouve pêle-mêle des morceaux de sources contemporaines à la période étudiée, eux-mêmes découpés, traduits, réécrits…, des cartes, plans et schémas élaborés postérieurement dans des conditions variées et non précisées, des mises au point d’historiens, etc. Avec un tel patchwork et un travail souvent très encadré par les consignes même s’il est autonome dans sa mise en œuvre, on peut s’interroger sur la part prise par la formation critique. Si l’histoire se construit avec des sources, encore faut-il être précis sur ce que ce terme recouvre. Il me semble là que les contraintes scolaires conduisent à marginaliser ce qui s’affirme comme exigence au moins dans les discours et les références faites à l’épistémologie de l’histoire ; dans le prolongement de cette remarque, les documents proposés sont très univoques, tendus par la nécessité de construire des compétences et des savoirs dans le temps scolaire. La pluralité des points de vue, si constamment affirmée comme une préoccupation, voire un objectif de l’enseignement de l’histoire, n’apparaît guère ; le rapport passé-présent est formulé, notamment dans le titre du texte de B.-M. Barth, de manière doublement univoque ; il y a « un» passé et « une» orientation dans le temps. Le premier singulier est une habitude de langage largement répandue. Peut-être pourrionsnous faire évoluer cette habitude et mettre régulièrement un S à passé. Cette marque du pluriel est nécessaire, d’une part pour bien marquer, notamment chez nos élèves, qu’il n’y a pas aujourd’hui d’un côté et le grand magma du « temps d’avant » de l’autre, d’autre part pour nous inviter à construire le plus souvent possible des comparaisons entre des passés et le présent (voire d’ailleurs aussi les présents), surtout lorsque notre intention est dans la conceptualisation. Tous les chercheurs qui ont travaillé sur cet objectif de conceptualisation soulignent qu’un concept renvoie à un ensemble de situations dans lequel le concept est valide, ensemble non fini en histoire et plus généralement dans les sciences sociales. La diversité des situations est ainsi nécessaire à la conceptualisation. Le second singulier, cette orientation unique du temps au nom de laquelle « le passé sert à comprendre le présent », fait partie des évidences. Cette affirmation posée, il serait intéressant de disposer de recherches précises sur les manières dont se tissent, en classe, ces relations. Ainsi, par exemple et pour n’en prendre qu’un seul aspect, plusieurs recherches, reposant sur des observations de classe (voir l’article dans le Cartable n° 2), mettent en évidence le fait que les enseignants font souvent appel aux connaissances que les élèves sont supposés avoir sur la société dans laquelle les uns et les autres vivent ensemble. Ils procèdent comme si ces connaissances étaient suffisantes et qu’ils pouvaient les mobiliser pour construire le passé par comparaison, rapprochement, différenciation. Or, ces mêmes recherches observent, d’une part que les élèves sont en fait très ignorants de leur propre société et que ces appels au « vécu » fonctionnent dès lors à vide, d’autre part que les relations passés/présent sont alors inversées, puisque c’est la connaissance du présent qui est supposée aider à comprendre le passé. J’ajoute que ces appels sont très rarement l’objet d’un travail approfondi. Avec la formule « le passé aide ou sert à comprendre le présent », nous avons encore à faire à un rite rhétorique qu’il convient d’examiner plus à fond.

Engageons et prolongeons le débat. Là encore, je plaide avec insistance pour le développement de recherches dans les classes, auprès et avec des élèves et des enseignants.

Sans aucune connotation négative de ce terme, qu’il conviendrait, comme quelques autres déconsidérés aujourd’hui, de réintroduire comme outils de pensée.

François Audigier – Université de Genève.

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L’histoire à l’École, matière à penser – MARTINEU (CC)

MARTINEU, Robert. L’histoire à l’École, matière à penser… Paris et Montréal: L’Hartmattan, 1999. 400p. Resenha de: AUDIGIER François. Le cartable de Clio – Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire, Lausanne, n.1, p.208-212, 2001.

L’histoire à l’école, matière à penser…, le titre exprime, dans l’ambivalence même du terme de ‹penser›, l’ambition du projet de Robert Martineau : nous inviter à une double réflexion, sur l’histoire comme matière sco- laire dont il convient de penser, plus exacte- ment de repenser, l’enseignement, mais aussi une matière dont la présence à l’école est nécessaire puisque, parmi ses diverses finali- tés, elle est une initiation à un mode de pen- sée particulier, la pensée historique. Ces deux dimensions de ce travail affirment avec force l’importance de l’enseignement de l’histoire dans nos sociétés contemporaines et le projet de sa nécessaire évolution ; le monde change, l’histoire comme science qui étudie le passé en résonance avec le temps présent aussi, l’enseignement de l’histoire se doit de chan- ger également. Cet ouvrage est l’adaptation d’une thèse soutenue en 1997 et dont le titre était encore plus explicite : « l’échec de l’ap- prentissage de la pensée à l’école secon- daire », avec pour sous-titre, « contributions à l’élaboration de fondements didactiques pour enseigner l’histoire ». Autre double mouvement qui dit l’intention et la structure de l’ouvrage. L’intention est de contribuer à construire l’enseignement de l’histoire sur un socle de connaissances et de réflexions plus solidement établi qu’il ne l’est actuelle- ment. Prétention? Car, après tout, cela fait plus d’un siècle que l’enseignement de l’his- toire est, sous sa forme actuelle et son ambi- tion, présente à l’Ecole, car les enseignants enseignent et ne voient pas nécessairement pourquoi et encore des travaux jetteraient la suspicion sur leur métier et les manières de l’accomplir… Prétention ? Ce serait le cas si d’une part l’auteur s’était tenu à distance de l’enseignement, d’autre part si l’état des lieux se trouvait trop léger, enfin si l’argumentaire ne reposait sur une solide connaissance des sciences historiques elles-mêmes.

Pour le premier point, l’expérience de Robert Martineau comme enseignant du secondaire puis formateur garantit une bonne connais- sance de l’enseignement dans son aspect pra- tique et quotidien. Pour le second point, il convoque différentes enquêtes dont les résul- tats qui établissent la minceur de la compé- tence historique maîtrisée par les élèves du secondaire à la fin de leurs études, fondent son inquiétude concernant les effets de l’en- seignement de l’histoire. A la différence de nombreuses enquêtes, l’objectif n’est pas de s’indigner d’une perte de repères chronolo- giques ou d’ignorances ramassées dans des questionnements qui ressemblent surtout à des jeux télévisés et d’inviter à regretter un ‹bon vieux temps› plus mythique que réel ; l’auteur nous place d’emblée dans la perspec- tive de ce qu’il appelle ‹la pensée historique› et son apprentissage. En fait, il s’agit très sim- plement de prendre au sérieux ce que disent les divers textes qui organisent l’enseigne- ment de l’histoire au Québec, démarche dont l’intérêt dépasse largement le seul cas traité ici. L’écart constaté entre les intentions et les résultats est le lieu où se place le travail de Robert Martineau. C’est dans cet écart que celui-ci construit son ‹modèle d’enseigne- ment adapté de la pensée historique›. Ainsi, il définit trois indicateurs de maîtrise d’un mode de pensée historique : l’attitude histo- rique, la méthode historique et le langage de l’histoire, indicateurs dont il rassemble les caractères dans un des nombreux tableaux qui scandent utilement l’ouvrage. Enfin, entre l’histoire et l’élève, se placent les enseignants et ce qu’ils font en classe, en principe au nom des conceptions qu’ils ont de la disci- pline et de son enseignement. Pour celui-ci, il reprend et réélabore le concept d’adaptation. L’ensemble de la problématique est argu- menté avec force citations d’auteurs franco- phones et anglophones, citations parfois un peu répétitives, mais qui ont l’avantage d’in- troduire le lecteur, peu au fait de ces publica- tions, dans des travaux et des réflexions fort intéressantes. Ces développements qui s’achèvent par l’énoncé de sept hypothèses de recherche, occupent près des deux tiers de l’ouvrage.

Travail de recherche, l’ouvrage s’appuie sur des données empiriques rigoureusement construites et recueillies. Trois univers sont interrogés sous forme d’enquêtes par ques- tionnaires : le savoir conceptuel des ensei- gnants auprès des enseignants, la pratique de l’enseignement de l’histoire et la compétence des élèves à ‹penser historiquement› auprès des élèves. Pour répondre à la question diffi- cile et délicate de la connaissance des pra- tiques d’enseignement, Robert Martineau n’a pas pratiqué d’observations, ce qui aurait alourdi considérablement son propos. Il y répond en questionnant les élèves eux- mêmes, les manières dont ils disent avoir été enseignés et non leurs enseignants. La perti- nence de cette méthode est confirmée par d’autres études notamment sociologiques qui soulignent la grande fiabilité du jugement des élèves. Les trois ensembles de variables ainsi définis, les questionnaires rigoureusement testés puis administrés, l’auteur analyse et interprète les résultats avant de les utiliser pour valider ou invalider ses hypothèses.

Une des observations les plus intéressantes est le doute mis sur les hypothèses qui lien de façon trop étroite différentes variables qui explorent la formation des enseignants, leur expérience professionnelle, la maîtrise qu’ils ont d’un savoir conceptuel adéquat et les conceptions qu’ils ont de l’histoire enseignée ainsi que de la mise en œuvre d’une pratique adaptée. Si les liens entre ces différentes variables s’avèrent peu significatifs, en revanche la pratique adaptée est plus forte- ment liée avec les conceptions qu’ils ont de l’enseignement et de l’apprentissage. Ainsi, les compétences des élèves à penser histori- quement sont d’autant plus affirmées que leurs enseignants ont des conceptions de leur métier qui se rapprochent du ‹modèle adapté›. « De fait, ces données tendent à suggé- rer que la compétence des élèves à ‹penser his- toriquement› dépend non pas de ce que leurs enseignants pensent, mais de ce qu’ils font en classe. » mais ajoute-t-il aussitôt : « Il faut tou- tefois rappeler que nos résultats ont déjà mon- tré que ce que les enseignants font en classe est influencé par ce qu’ils pensent…» (p. 316). Voilà tout de même de quoi conforter les tenants des méthodes d’enseignement et d’apprentissage qui se recommandent du socio-constructivisme, même si le passage de la théorie à la pratique quotidienne est un chemin semé d’embûches. On pourrait aussi citer la convergence avec d’autres études qui montrent la corrélation entre, d’une part le fait pour un enseignant d’être considéré comme juste dans ses évaluations, exigeant dans son enseignement, soucieux de traiter l’ensemble des programmes, respectueux et à l’écoute des élèves et, d’autre part les pro- grès réalisés par ces derniers.

La conclusion revient sur l’ensemble du tra- vail et s’achève par quelques propositions didactiques. On quitte alors le domaine strict de l’enquête pour s’engager dans celui des propositions et de l’action. Ces proposi- tions sont précédées, quelques pages plus avant, par un ‹portrait troublant› des réponses des enseignants où il apparaît, par exemple, que ceux-ci sont encore très forte- ment attachés à l’idée d’efficacité d’une transmission des connaissances pourvu que celles-ci soient bien maîtrisées par l’ensei- gnant, ou qu’ils considèrent que l’expé- rience, le métier sont bien plus importants que la théorie pour enseigner. Cependant, pour une minorité d’enseignants, il y a bien de fortes corrélations entre une bonne connaissance de la discipline historique et du mode de pensée historique, des conditions pouvant favoriser les apprentissages corres- pondant, des processus de cognition en his- toire et des facteurs favorables à un appren- tissage de ce mode de pensée.

Comme tout ouvrage de qualité, celui-ci appelle discussions et prolongements sur des thèmes importants pour la didactique de l’his- toire, plus largement pour celle des sciences sociales. Suggérons quelques exemples:

– à tout seigneur tout honneur, commen- çons par le ‹penser historiquement›. Un premier débat serait d’examiner d’une part le singulier qui est ici affirmé, d’autre part la spécificité de ce penser par rapport à d’autres sciences sociales ; on pourrait citer à titre d’exemple les concepts ou l’esprit critique, qui dans leur généralité ne sont pas la propriété des historiens. A supposer ce débat achevé, l’insistance mise sur les traces historiques et leur traitement, la descrip- tion des différentes étapes du travail de l’historien, laissent de côté un moment essentiel du travail de l’historien tel que Prost le suggère dans Douze leçons pour l’histoire : « On retrouve le cercle vertueux: il faut déjà être historien pour pouvoir poser une question historique ». Cela invite à examiner de façon très précise les affir- mations relatives à la possibilité pour les élèves de poser des questions ou d’élabo- rer des problèmes historiques. Sans un moment consacré à ‹l’état de la ques- tion›, moment dont il conviendrait d’étudier ce qu’il peut recouvrir à l’Ecole, il est difficile de poser une question qui ait du sens, du moins un sens pour l’his- torien. Il ne suffit pas d’avoir des sources pour les interroger de façon pertinente. Les questions des historiens sont élabo- rées autant en écho aux questions que nos sociétés posent au passé et en fonc- tion des sources, qu’à partir des constructions déjà établies par les histo- riens. Cette absence de références à un état des lieux est fréquente dès lors que l’on privilégie un travail effectif des élèves qui ne soit pas seulement une écoute attentive des résultats déjà énon- cés par les historiens. Sans doute ne peut- il guère en être autrement en classe, ni état de la question par les élèves, ou alors très rarement, ni corpus de sources très variées, avec des sources contradictoires, etc. On est très loin d’une ‹transposition didactique› ou de la présence en classe de ‹la› méthode historique. On fait autre chose qui répond aux impératifs et au projet de l’enseignement. Un autre objet de travail à développer est relatif au temps historique, plus exactement aux temps des historiens. Il me semble ici trop réduit à la seule durée et les effets créateurs de sens de sa construction- manipulation par l’historien sont trop discrètement pris en compte ;

l’écriture de l’histoire est aussi un thème un peu négligé, écriture comme pratique scolaire, écriture et son lien congénital avec la narration. L’histoire est une pra- tique, son résultat est un texte. Que ce soit l’élève qui l’établisse, avec toujours des textes comme sources même si des sources non-textuelles sont aussi utili- sées, ou que l’élève prenne connaissance de textes d’historiens déjà écrits, il y a toujours du texte en jeu, et donc de la compréhension de texte. Dans les pra- tiques d’enseignement, leur description, leur analyse, la promotion de pratiques différentes, le travail des élèves, l’évalua- tion, etc. comment faire place à cette ‹nature textuelle› ?

l’ouvrage est centré sur l’histoire à l’Ecole et l’histoire comme science. Un prolonge- ment important voire nécessaire serait d’ouvrir la réflexion aux pratiques sociales de référence et aux usages sociaux de l’his- toire, en entendant plus largement les pra- tiques sociales que les seules pratiques des historiens professionnels. L’histoire, écrite et racontée, celle qui circule dans nos sociétés est loin de se limiter à cette seule origine. De plus, il y a des pratiques de l’histoire qui renvoient aux usages sociaux dont elle est l’objet. Le concept de pra- tiques sociales de référence prend tout son poids si nous incluons, pour l’histoire, tout ce qui concerne ses usages sociaux, en particulier ses usages politiques. La contribution de l’histoire scolaire à la for- mation du citoyen n’est-elle pas aussi de faire de ces usages sociaux et politiques de l’histoire un objet de travail ? C’est bien le sens d’une des rubriques ouverte dans Le cartable de Clio ;

le concept de pratiques sociales de réfé- rence n’est pas le seul qui relève du champ des didactiques. Un autre concept célèbre utilisé dans l’ouvrage est celui de transposition didactique. Il me semble être utilisé de façon très instrumentale et conduit l’auteur à considérer de manière insuffisante tout ce qui relève des contraintes de construction des savoirs scolaires, de la scolarisation des savoirs ;

les finalités de l’enseignement de l’his- toire sont en tension permanente; elles ne sont pas seulement intellectuelles et critiques mais également culturelles et patrimoniales. Avant d’être un outil de formation de l’intelligence et de l’esprit critique, l’histoire est un moyen de construction et d’affirmation des identi- tés collectives. Trop d’événements récents nous le rappellent pour que l’on puisse adhérer immédiatement à des formula- tions très optimistes où seules les dimen- sions critiques et intellectuelles sont prises en compte. Ce qui est en jeu concerne la citoyenneté, la contribution de l’histoire à la transmission et à la construction du lien social et du lien politique, de l’identité collective ;

enfin, l’enquête fait apparaître un groupe de 20 à 25 % d’élèves en délicatesse avec l’histoire ; un tel résultat n’est pas propre au Canada ; il suggère des enquêtes com- plémentaires et comparatives, sans doute plus qualitatives, pour mieux cerner le profil et les conceptions de ces élèves.

Ces thèmes ne sont que quelques exemples de débats et de travaux que suggère l’ouvrage. Cela en souligne l’intérêt et la richesse. La didactique de l’histoire requiert de nom- breuses recherches. Elle en a besoin pour s’établir comme champ de recherche et de réflexion; l’enseignement de l’histoire en a besoin pour y puiser les ressources pour être mieux réfléchi et pratiqué. Lisez ce livre, étu- diez-le, discutez-le. Vous y rencontrerez une pensée rigoureuse et stimulante ; si vous n’êtes pas déjà convaincus, vous y prendrez conscience que ni l’histoire, ni son enseigne- ment, ni son apprentissage ne sont des objets simples et tranquilles. Aussi, le meilleur ave- nir que nous souhaitons à cet ouvrage est dans les prolongements qu’il appelle, les débats et les travaux qu’il devrait très heureusement susciter.

François Audigier – Université de Genève.

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